Au kilomètre 290, soit environ à mi-chemin sur la Route de la Baie-James, le camion de Raynald Dunn a croisé un autre 18-roues piloté par un de ses collègues. Le CB s'est mis à crépiter. Tradition: quand des truckers se croisent, ils jasent.

-Ça va ben?

-Oui, a répondu l'autre, ça va ben. J'suis du bon bord!

-Salut Jacques, bonne rentrée «en bas»!

Raynald Dunn est chauffeur pour Kepa Transports, une flotte de camions basée à Val-d'Or, propriété de Cris. J'aimerais vous dire depuis combien de temps Raynald conduit des camions, mais j'ai oublié: impossible de prendre des notes, dans le siège du passager de la cabine d'un 18-roues, sur la Route de la Baie-James, ça brasse trop...

Chaque semaine, des dizaines de camions de Kepa font l'aller-retour entre l'Abitbi et la Baie-James, pour alimenter en denrées Radisson et des villages cris comme Chisasibi, ainsi que les barrages d'Hydro-Québec.

Raynald Dunn a 59 ans. En paraît dix de moins. L'expression «droit comme un chêne» le décrit bien. Le genre d'homme qui joue encore au hockey, qui pédale pour aller au boulot. En forme. Deux enfants -dont les photos trônent dans la cabine- un ado et une jeune femme: Raynald s'est mis à la paternité sur le tard. «Ça garde jeune!» dit-il.

Bref, Raynald Dunn fait mentir le mythe du trucker à grosse bedaine qui tient le coup avec des hamburgers et des photos de femmes en tenues légères dans la cabine...

Deux fois par semaine, Raynald se tape l'aller-retour entre Val-d'Or et Radisson. C'est lui et ses collègues de Kepa qui «alimentent» la Baie-James. Si la Route est l'aorte de la Baie-James, Kepa est son sang.

Avec son ancienneté, mon chauffeur pourrait choisir une autre route, moins monotone...

«Oui, mais la Route de la Baie-James, c'est l'fun. Il n'y a pas de trafic. Et presque pas d'inspecteurs du transport!»

Aujourd'hui, la remorque de Raynald Dunn est «pleine de sec», comme il dit: rien de périssable. Il s'en va décharger tout ça à l'aéroport de Radisson. Dodo dans la cabine, ce soir. Puis, demain, retour vers l'Abitibi. Repos, famille, un peu de sport. Et, après, hop, envoye «en haut»...

Bref, Raynald passe sa vie entre «en haut» et «en bas». Raynald est le petit-cousin de Sisyphe...

Raynald Dunn est le genre d'homme à la vie bien remplie, mille et un métiers, des chantiers de construction à la mer Arctique (il a travaillé sur un brise-glace de la Garde côtière) à ce mastodonte roulant qui traverse la taïga québécoise à 98 km/h, direction Radisson...

Le genre d'homme, aussi, qui joue de la guitare, qui a appris à chanter des chansons de jeunes, style Kaïn et Cowboys Fringants, probablement parce que ça garde jeune, ça aussi, de chanter des chansons qui ne sont pas de son temps, dans les fêtes de famille...

Le genre d'homme heureux, j'en ai bien peur.

***

Le «381» est, comme son nom l'indique, la halte routière située au kilomètre 381 de la Route de la Baie-James. Tous les routiers s'arrêtent au 381, administré par la Société de développement de la Baie-James. Seule escale possible, entre Matagami et Radisson.

Oubliez tout de suite la halte-routière typique, dotée de restos, de tables de pique-nique, de salles de bains et de verdure.

Pensez plutôt à un camp de concentration. Cabanes préfabriquées qui abritent voyageurs et travailleurs. Deux pompes à essence sorties des années 1970. Pas d'asphalte. Auschwitzien, vraiment. Lugubre et laid.

Ça explique peut-être cette ombre dans le sourire de Sophie Tanguay, 30 ans, qui travaille ici, à la cafétéria du 381. Abitibienne. Études en déco. S'est retrouvée ici, au milieu de nulle part, où elle représente 50% de l'effectif féminin de la place, avec 13 gars...

«Je finis demain, je suis à boutte! Tu peux dire que j'aime ça vivre loin. Avant, j'étais au Nunavut...»

Son horaire: 28 jours ici, au 381; 28 jours à travailler dix, douze heures par jour. Temps libre: télé, web, baignade. Puis, après ces 28 jours de travail consécutifs, elle retourne deux semaines à Rouyn.

Je lui demande si c'est le fric qui l'attire ici, il faut que ce soit le fric, j'imagine...

Eh bien, oui et non, répond-elle.

Non, parce que ce n'est pas payant, en soi. Même pas 20$ l'heure.

Oui, parce que pendant 28 jours, «tu n'as rien à payer: t'es nourrie, logée, tu dépenses pas.» Un mois, ou presque, à ne pas sortir sa carte de guichet.

«J'aurais bien aimé travailler en décoration, mais j'ai fini dans le Nord parce qu'il n'y a pas assez d'argent, en bas...»

Au Nunavut, c'était mieux, dit Sophie. Plus payant. Elle travaillait en fonction d'un horaire 21/21: 21 jours au boulot; 21 jours de congé. Six mois par année, donc. Elle est partie parce qu'on lui refusait de l'avancement. Un peu sexiste, le Grand Nord, dit-elle en essuyant des plateaux de la cafétéria...

Dans le fond de la salle à manger, Denis Lévesque officiait à LCN dans un téléviseur silencieux, pendant qu'un Cri montrait son nouveau-né à tout le monde. J'ai noté les prix, sur les menus: Club sandwich et poutine: 15,72$; Grosse poutine: 7,97$; Club sandwich: 12,18$.

Puis, je suis allé manger ma moulée, avec Raynald. «Pis, Sophie? Elle fait pas la baboune, comme d'autres, ici, dit-il. Son pot de tips est toujours plein...»

«L'hiver, a lancé Raynald en balayant l'horizon du bras, on peut voir des aurores boréales, la nuit. C'est impressionnant, tu les vois bouger dans le ciel...»

Deux heures et demie plus tard, nous arrivions à destination. Raynald est allé «dépinner» à l'aéroport, comme disent les routiers quand ils larguent leur remorque. Je lui ai demandé d'arrêter à la sortie de l'aéroport, pour photographier un panneau routier. Radisson: 30, Centrale LG1: 67, Nemiscau, 434.

Je suis remonté dans le camion, soudainement plus léger, qui a mis le cap vers mon hôtel. La radio-satellite poussait les premières notes de Glory Days, de Springsteen quand nous sommes entrés dans Radisson, à la tombée du jour. Il était 22h.