Comme bien du monde, j'ai moi aussi partagé cet extrait formidablement hollywoodien d'un échange entre le sénateur John McCain et une crackpot républicaine, en 2008.

Je parle de cet échange où le sénateur de l'Arizona, alors candidat à la présidence, prend ses distances de la dame qui dit au micro ne pas pouvoir faire confiance à Barack Obama, sous prétexte qu'il serait arabe.

McCain, comme dans un film qui réchauffe les coeurs, marmonne que non, Madame, « he's not », et qu'Obama est un homme digne, un homme de famille, avec qui il s'adonne juste à avoir des différences d'opinions fondamentales...

Et là, depuis la mort récente de M. McCain, l'extrait a mis le feu aux médias sociaux, partagé ici et ailleurs par des milliers de personnes de bonne volonté qui croient que la politique devrait être ça, un concours d'habileté musclé... mais civilisé.

J'en suis, bien sûr.

Mais McCain, l'homme politique, n'était pas Gandhi, loin de là.

Oui, il était capable de s'entendre avec ses collègues démocrates et d'échanger des claques dans le dos avec eux. Oui, il s'est opposé à son parti (parfois). Oui, il était parfois capable de transcender la partisanerie...

Mais c'est toujours bien lui qui a mis Sarah Palin au monde en 2008 en choisissant la gouverneure de l'Alaska comme colistière !

Mme Palin, trumpiste avant l'heure, qui a insufflé dans la politique américaine une nouvelle forme d'hyper-partisanerie progun carburant à l'ignorance assumée des enjeux, de l'Histoire et de l'actualité.

John McCain a eu beau dénoncer le comportement de Donald Trump avant et après que celui-ci devienne président, reste que McCain, présenté depuis sa mort comme un parangon d'indépendance d'esprit, a presque toujours voté « avec » Trump au Sénat : 83 % du temps, ses positions étaient alignées sur celles du président.

Mais McCain, brillant marketeur de son propre mythe, a su cultiver son image de politicien à l'esprit indépendant avec brio, au mépris des faits et de la réalité. Stéphan Bureau a superbement exprimé sa dissidence face au concert d'éloges, dans sa chronique à la Première Chaîne, soulignant que le « rebranding » de McCain en modéré est une « des plus grandes mystifications de l'histoire politique moderne aux États-Unis ».

Alors, oui, John McCain a voté de façon spectaculaire contre la dilution extrême du régime d'assurance maladie mis en place par Obama, ce qui a irrité le président et son parti, c'est vrai. Et il a eu ce flash de dignité en 2008 quand une électrice s'est mise à paranoïer sur Obama-le-musulman en direct à la télé. Cette dignité politique n'était pas la norme chez lui.

John McCain était un républicain pur jus, avec ce que cela suppose de baisses de taxes et d'impôts à outrance au profit des plus riches et de financement généreux de ses campagnes par la National Rifle Association, le plus puissant lobby des armes. Il était progun, la plupart du temps.

Sur l'avortement ? Juste dans les cas de viol, d'inceste et de grossesse à risque pour la vie de la mère ! McCain considérait aussi que la décision de la Cour suprême (Roe v. Wade) qui a permis l'avortement aux États-Unis était une mauvaise décision...

Mais aux États-Unis, l'immense majorité des commentateurs et des médias mettent un genou par terre avant de saluer la dignité de ce géant du Sénat. Au moment où j'écris ces lignes, John McCain est exposé en chapelle ardente en Arizona. Et à regarder la couverture de CNN, on croirait que le réseau couvre la mort de Martin Luther King.

Face à ce Fils de la Nation, les voix discordantes sont rares aux États-Unis. Médiatiquement, chacun rivalise de guimauve pour transformer McCain-le-sénateur en héros de film, comme McCain-le-prisonnier le fut.

Seuls quelques braves, comme Glenn Greenwald et Mehdi Hasan chez The Intercept, ainsi que Matt Taibbi au Rolling Stone, ont osé rappeler quelques vérités qui dérangent au sujet de John McCain, notamment sur son empressement à toujours voir les bombes comme première solution à des problèmes de politique étrangère.

Parlant de bombes, McCain a largué les siennes sur le Viêtnam, en son temps. Capturé, il a fait preuve d'un authentique héroïsme. Politicien, il a fait sienne la maxime selon laquelle les États-Unis ne doivent jamais s'excuser : si nous avons perdu le Viêtnam, a-t-il un jour assuré, c'est que nous n'avons pas suffisamment matraqué les Vietcongs. Il était, bien sûr, en faveur de la « libération » de l'Irak en 2003. Même après la débandade, il était pour.

Ces derniers temps, alors qu'il faiblissait, John McCain a été présenté comme un farouche combattant pour la liberté, un allié des peuples qui veulent se libérer de l'oppression, on a cité son appui aux Russes et aux Syriens vivant sous la botte de Poutine et d'Assad...

Cette fiction est mensongère.

McCain a toujours appuyé des régimes de coupeurs de couilles qui ne toléraient pas la dissidence, comme celui de Khadafi en Libye (qu'il appuyait avant de ne plus l'appuyer) et comme la dictature saoudienne (qui vient de tweeter toute son admiration pour le sénateur au moment où j'écris ce paragraphe...).

En cela, John McCain fut totalement en phase avec la politique étrangère de son pays : dans le mythe américain autofabriqué, les États-Unis sont les meilleurs amis de la liberté mais en pratique, les États-Unis n'hésitent jamais à appuyer des dictateurs sanguinaires si cela sert leurs intérêts et si les dictateurs en question sont en faveur de la Pax americana...

Parlez-en aux Chiliens, aux Argentins, aux Guatémaltèques, aux Irakiens (avant 1990), aux Saoudiens, aux Égyptiens, aux Haïtiens et à tous les autres peuples qui ont vécu dans leurs pays une tyrannie appuyée par les États-Unis, de Reagan à Trump en passant par Clinton et Obama.

De tout cela, de toutes les fois où le sénateur de l'Arizona fut du bord de la saloperie, il ne sera pas question ces prochains jours. Ces prochains jours, la classe politique américaine va nous enfoncer dans la gorge à quel point John McCain fut un grand citoyen, un grand Américain, un grand être humain.

Et ces prochains jours, aux États-Unis, comme chaque fois que la Nation se recueille, le journalisme va tomber dans la propagande sténographique et dans la fabrication des mythes.

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NOTE DE L'AUTEUR

Mes excuses les plus embarrassées aux lecteurs pour deux bulles d'air au cerveau qui m'ont fait errer du côté de l'erreur factuelle dans la version originale de cette chronique.  

Un, Sarah Palin fut bien sûr gouverneure de l'Alaska, et non pas de l'Arkansas.

Deux, la colistière de M. McCain en 2008 a beau s'être mise dans l'embarras en utilisant la proximité géographique de l'Alaska et de la Russie pour expliquer sa perspicacité face à la Russie, elle n'a jamais affirmé qu'elle voyait la Russie de chez elle, comme je l'écrivais... Cette citation lui a été souvent attribuée et ce malentendu répandu a été décortiqué par Snopes.com.



Mea culpa.