Il y a une éternité, La Presse m'a dépêché en Israël à l'occasion de l'opération Plomb durci, une opération militaire de l'État hébreu contre Gaza.

J'oublie le pourquoi de l'opération. On finit par oublier, à force. Pas mal sûr que c'était pour faire cesser les attaques à la roquette que le Hamas lançait sur les villes du sud d'Israël, comme Sdérot et Ashkelon.

Ce qui était dénoncé à l'époque est la même chose que ces jours-ci dans les heurts entre l'armée israélienne et les Palestiniens de Gaza qui protestent contre le transfert de l'ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem :  la réponse disproportionnée d'Israël.

À l'époque, les bombes téléguidées tuaient des innocents, forcément. Cette semaine, les snipers israéliens ont tué des innocents. Accidents? Peut-être. Mais il faut avouer que les tireurs d'élite ont le chic pour viser les jambes (voir le texte de ma collègue Agnès Gruda à l'écran 5), à voir la nature des blessures soignées à Gaza...

Je suis revenu secoué de ce séjour en Terre sainte, il y a 10 ans. Secoué, parce qu'il y a un monde entre les manchettes à formules toutes faites - Ah, le processus- de-paix - et le plancher des vaches. Secoué, parce que tu reviens du sud d'Israël, tu reviens de la banlieue de Gaza, tu reviens de Ramallah, tu reviens de Jérusalem, et tu te dis : il n'y aura jamais la paix, là-bas. Les blessures, la haine sont trop vives, trop profondes. D'ici, on n'imagine pas.

On n'imagine pas ce que c'est que de vivre à côté de terres qui vous ont été volées, comme le vivent quotidiennement les Palestiniens évincés de leurs villages, de leurs maisons. Voir le mur qui encercle les maisons bâties par des colons sur les terres de tes grands-parents, ça te donne des envies qui n'ont rien de noble.

On n'imagine pas ce que c'est que de se présenter constamment à des checkpoints gardés par de jeunes soldats qui pointent leurs fusils d'assaut sur votre pare-brise, pour aller de village en village.

On n'imagine pas la haine qui gronde quand un frère, un père est tué sans raison par un soldat trop tendu.

On n'imagine pas ce que c'est non plus que d'être israélien et de vivre entouré de pays, d'acteurs non étatiques et de fanatiques qui veulent votre destruction. Le Hamas, qui contrôle Gaza, téléguidé par l'Iran, ne veut pas la paix avec Israël. Le Hamas veut détruire Israël.

On n'imagine pas ce que c'est que d'avoir des voisins qui ont été égorgés dans leurs cuisines par des Palestiniens qui se sont faufilés dans le kibboutz. Après ça, c'est dur de ne pas être satisfait de voir ton armée fesser Gaza. Et pourtant, pourtant, voyez ces manifs à Tel-Aviv, cette semaine : des centaines d'Israéliens qui demandaient que cesse le massacre.

On n'imagine pas ce que cela fut, dans les années 1990 et 2000, de vivre dans des cités visées par des attaques suicides à répétition. À force, Israël a fini par construire un mur pour s'isoler des Palestiniens. Le mur a été dénoncé comme une façon d'emmurer les Palestiniens. Le mur est un symbole terrible, surtout qu'il est érigé sur des terres occupées. Mais les attaques suicides ont fini par radicalement diminuer.

Je ne dis pas que les Israéliens ont raison. Sur le fond des choses, comme je disais, Israël peuple des territoires occupés et toute occupation est immorale. Celle-ci est jugée illégale par le droit international. Cette occupation sème de l'injustice et du désespoir, elle éloigne la paix... en rapprochant les Israéliens d'une sécurité relative. Paradoxe.

D'ici, de loin, de très loin, c'est facile de voir dans ces Palestiniens qui s'engagent dans la lutte armée des fanatiques religieux et uniquement des fanatiques religieux. Il y a de ça, bien sûr. Mais il y a plus que ça.

Il y a l'injustice, la dépossession et l'avenir bouché. C'est dur d'être zen quand le mur, les morts, les humiliations et les oliviers volés te rappellent cette injustice chaque minute, chaque heure, chaque jour. Vous feriez quoi, vous, si on vous volait votre maison? Des pétitions?

Tu reviens d'Israël, tu reviens des territoires occupés et tu as encore plus le vertige qu'avant d'y aller. Tu ne vois pas comment la paix, un jour, va finir par arriver.

Grosso modo, s'il allait y avoir une paix un jour, on avait toujours pensé qu'il faudrait notamment un retour aux frontières d'avant 1967, d'avant la guerre des Six Jours - une guerre qu'Israël n'avait pas choisie, mais qu'il a gagnée contre la Jordanie, l'Égypte et la Syrie. Guerre pendant laquelle il a «gagné» la Cisjordanie et, symbole des symboles, Jérusalem-Est, fief des Palestiniens.

Jérusalem : s'il allait y avoir une paix un jour, on savait qu'il faudrait un partage de Jérusalem, ville sainte, ville de toutes les religions, ou presque. Ville de tous les symboles, aussi. Jérusalem, sainte pour les juifs. Jérusalem, d'importance capitale pour les musulmans : on y trouve le troisième lieu saint de l'islam, la mosquée al-Aqsa.

Jérusalem, capitale de l'État d'Israël, aussi. La Knesset, Parlement de sa démocratie, y est. Sa Cour suprême aussi.

La majorité des pays du monde, depuis des décennies, refusent d'établir à Jérusalem leurs ambassades. Pour une raison de prudence stratégique : ne pas légitimer l'occupation, ne pas mettre le feu aux poudres, ne pas compromettre une paix éventuelle. La paix passe par deux États et le statut - partagé entre Israéliens et Palestiniens - de Jérusalem.

Mais l'ambassade des États-Unis d'Amérique a déménagé de Tel-Aviv à Jérusalem cette semaine. Les mots «Donald J. Trump» sont plus gros que «Israel» sur la plaque de l'ambassade. Voyez-y ce que vous déciderez d'y voir.

Aux poudres, on a donc mis le feu avec ce transfert d'ambassade. Des dizaines de morts, des centaines de blessés à Gaza.

Des terroristes?

Dans le lot, sûrement quelques-uns.

Mais des dépossédés, d'abord et avant tout.