Ça s'appelle de l'humanité. Ça s'appelle du doigté. Ça s'appelle de la délicatesse.

Ce n'est pas donné à tout le monde. Ce n'est pas tout le temps nécessaire, remarquez.

Savez-vous où c'est nécessaire ?

J'allais dire dans le bureau du médecin, mais ce n'est même pas vrai. Les médecins sont souvent expéditifs, ils sont pressés. Des fois, être expéditif, ça se justifie. Pour un ongle incarné, par exemple. Y a pas 50 questions à poser pour un ongle incarné. Tu regarderas sur Google...

Savez-vous où c'est nécessaire, l'humanité, le doigté, la délicatesse ?

Quand tu te fais annoncer que tu as un cancer du poumon rendu au stade III, que ce cancer ne connaîtra jamais de guérison.

Dans ce cas-là, je me fiche que tu sois la sommité mondiale des cancers du poumon, le grand manitou de la tumeur devant qui se prosternent tes collègues de l'ASCO - American Society of Clinical Oncology - quand tu livres le résultat de tes recherches au congrès annuel...

Dans ce cas-là, tu prends le temps.

Ce n'est pas ce qu'a vécu M. Normand Laplante.

Quand M. Laplante s'est fait annoncer que ce mal qui le rongeait était bel et bien un cancer (il s'en doutait), un cancer du poumon de stade III avec seulement 30 % de chances de rémission (la guérison n'était pas une option), il avait des questions.

Studieux, M. Laplante avait fait venir toutes les brochures de la Société canadienne du cancer sur ce à quoi il faut se préparer quand on apprend qu'on a le cancer. Dans une de ces brochures, on suggérait de préparer une liste de questions pour l'oncologue.

C'est normal d'avoir des questions, après tout, quand on vous annonce que vous allez mourir. Parce que cancer du poumon de stade III avec 30 % de chances de rémission, ça veut un peu dire « Préparez votre testament ».

Alors Normand Laplante avait des questions pour son oncologue.

Il était là, encaissant le choc, avec sa liste de questions.

Noella, sa femme, assise à côté de lui. Anik, sa fille, debout derrière eux, était là pour l'occasion, pour absorber le choc à trois.

M. Laplante a posé une question...

Il en a posé une deuxième.

Anik ne se souvient pas si son père s'est rendu à la troisième question. Elle se souvient que l'oncologue semblait souverainement dépourvue d'empathie, quand elle a annoncé le cancer de stade III, sans chance de guérison ; elle se souvient de s'être dit, justement, qu'elle annonçait cela comme on dit « Monsieur, vous avez un ongle incarné »...

Anik, en revanche, se souvient de chaque syllabe que l'oncologue a fini par dire : « Avez-vous fini ? J'ai un autre patient qui m'attend. »

Imaginez la violence de ces mots-là. Tu apprends qu'il ne te reste plus grand temps. Et le médecin te dit que tu lui bouffes son temps, là, son précieux temps, qu'il a un autre patient à voir...

J'essaie de comprendre. Et je ne comprends pas.

Je sais que les médecins sont sous pression. Je sais qu'ils sont écrasés par un système sociomédical digne de la maison qui rend fou d'Astérix, par une paperasse de plus en plus nombreuse et par un volume de patients à soigner qui ne faiblit pas. Je sais. Je comprends.

Ce n'est pas une chronique sur LES médecins. C'est une chronique sur CERTAINS médecins qui ont été amputés du muscle de l'empathie et qui rendent encore pire une situation déjà désespérée.

Pas tous les médecins. Mais ça existe. Ça arrive régulièrement. Personne n'en parle, parce que c'est inquantifiable. C'est pour ça qu'Anik m'a écrit, pour ça qu'elle m'a parlé : pour qu'on sache que ça existe.

***

Le Dr Hubert Marcoux, spécialisé en soins palliatifs, a témoigné en 2011 à la commission parlementaire spéciale Mourir dans la dignité sur l'indignité de certains médecins quand ils annoncent un diagnostic catastrophique...

Ses propos ont été cités dans le rapport des députés, en 2012. Je le cite : « On banalise tellement ce que ça représente que de rencontrer un médecin et de sortir avec un diagnostic, que ce soit de cancer ou de sclérose en plaques [...]. Ils s'en vont chez eux avec un petit carton disant : "Prochain rendez-vous dans trois mois." »

Je l'ai joint au téléphone, à Québec. L'histoire de Normand Laplante ne l'a pas étonné outre mesure.

« Ce n'est pas une aberration, ce qu'il a vécu ?

- Pas du tout. Ça correspond au vécu de plusieurs personnes. Dans la réalité de l'oncologie, c'est une expérience courante. »

Le Collège des médecins offre un programme de tutorat pour les médecins désirant améliorer leurs aptitudes de communication. C'est un programme volontaire. Depuis janvier 2016, six médecins ont suivi le programme.

Six...

« Le sentiment d'être traité comme un numéro nourrit le cynisme face à la profession médicale. »

- Le Dr Hubert Marcoux, spécialisé en soins palliatifs

***

Je n'ai pas senti de cynisme chez Anik.

Juste... Je cherche le mot...

Juste de la tristesse. C'est ça, de la tristesse.

Son père est mort le 28 juin dernier à l'âge de 70 ans, après avoir porté la croix de sa chimiothérapie et de sa maladie dans le réseau. Anik est formelle : son père, sa mère et elle ont croisé des gens absolument formidables lors de ce chemin de croix. Médecins, infirmières, personnel en soins palliatifs du CLSC, nutritionnistes.

Mais elle a croisé des gens qui, s'ils avaient un coeur, le cachaient bien.

Elle pense à cette infirmière pivot toujours difficile à contacter, qui a trouvé le moyen d'annoncer à son père qu'il lui restait de trois à cinq mois à vivre... alors que M. Laplante avait exigé qu'on ne lui dise pas combien de temps il lui restait.

Elle pense à cet autre oncologue qui a annoncé à son père que les traitements ne fonctionnaient pas en lui récitant en direct ce qu'on lui disait au bout du fil, au laboratoire, un peu comme le mécanicien vous annoncerait qu'il faut changer la transmission sur votre Mazda en appelant le jobeux dans l'atelier...

« Ah, y a des métastases au cou ? Dans l'omoplate ? OK, dans l'autre poumon aussi... »

Encore là, ce fut annoncé comme on annonce un ongle incarné.

Et à la fin, ce moron-là, comme pour bien prouver qu'il était sur le pilote automatique, devinez ce qu'il a dit à M. Laplante, sa femme et sa fille, en prenant congé d'eux ?

Au coeur d'un des pires jours de leur vie, il leur a dit ceci : « Bonne journée. »

Anik a fait des plaintes à l'Ordre des infirmières et au Collège des médecins. Elle ne veut pas de radiation, pas de blâme, pas d'amende. Elle sait que ces ignominies ne justifient rien de cela. « Je veux juste qu'ils sachent que ce qu'ils ont dit, ça fait mal. Je ne veux pas que d'autres vivent ça. »

Anik m'a écrit une lettre qu'elle a pondue quand son père est mort, une lettre à ceux qui bossent en oncologie, à ceux pour qui un patient est juste un autre dossier, un autre cas, un autre numéro.

J'en cite un bout : 

« À vous qui pouvez aider les malades à traverser la pire période de leur vie, à vous qui allez, parfois, les accompagner jusqu'à la fin de leur route, j'ai envie de vous dire ceci : ne sous-estimez jamais l'impact que votre attitude, vos paroles et vos gestes peuvent avoir sur une personne dont la vie vient de basculer. Sachez que vous avez le pouvoir de transformer une épreuve en cauchemar de par votre simple comportement. »

Ça s'appelle de l'humanité. Ça s'appelle du doigté. Ça s'appelle de la délicatesse.

Trois fois rien.

Mais toute la différence du monde, en même temps, quand ton monde s'écroule.