Petit retour sur Gilles, le fonctionnaire fantôme dont je vous parlais il y a deux semaines. Gilles, haut fonctionnaire à Québec, gagne 130 000 $ par année à ne rien faire. Il est tabletté. Oh boy, le déluge de courriels que vous m'avez envoyé...

Vous dire à quel point je suis renversé de constater que tant au municipal, au provincial qu'au fédéral, vos histoires de «Gilles, tabletté» sont nombreuses et se recoupent, sinon dans les détails, du moins dans l'esprit...

Mathieu, jeune fonctionnaire municipal dans la trentaine, m'a apostrophé : «Ce qui me surprend, c'est que vous soyez... surpris. Tellement courant!»

Il a enchaîné sur son propre cas, «pas aussi extrême que celui de Gilles». Mathieu est syndiqué, bien payé, perché sur plein de diplômes. De réorganisations en centralisations, on a retiré de plus en plus de dossiers à Mathieu...

«Si bien que ce que je faisais est de moins en moins requis. Ou compris. Ou souhaité.»

Résultat net : «Comme Gilles, j'ai une chaise, des collègues, une vie de bureau, une carte-fidélité du café du rez-de-chaussée de l'immeuble, mais pas de sentiment d'accomplissement.»

Pourquoi Mathieu ne quitte-t-il pas son job, tout simplement?

Un, il gagne bien sa vie et il a besoin de son chèque de paie, en tant que père de famille. «La stabilité de l'emploi vaut beaucoup, avec de jeunes enfants.»

Deux, «je suis assez jeune pour avoir la naïveté de croire qu'un jour, je pourrai servir à quelque chose».

Et la violence psychologique d'être ainsi tabletté, dit Mathieu, je suis encore capable de la soutenir.

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Tous ces tablettés, impossibles à comptabiliser...

Quand même, avouez que c'est fascinant de penser que des gens - une minorité, j'en conviens - soient payés à ne rien faire et que tout cela soit érigé en système : ce sont leurs supérieurs qui fournissent les vis, la scie et le tournevis qui permet de fixer la tablette de ces Gilles aux murs. Peuvent pas ne pas savoir.

Jean-Sébastien, fonctionnaire depuis 15 ans - «et je n'ai jamais vu un fonctionnaire se faire congédier» -, a comme d'autres entrepris de me convaincre que le Gilles de la chronique était forcément un incompétent. Que c'est pour ça qu'on l'a tabletté...

OK, ai-je répondu à Jean-Sébastien, admettons que cela soit vrai. Admettons que Gilles soit un incompétent. Pourquoi ne pas simplement le virer?

Réponse : «Ça implique tellement de travail de documenter le cas pour aboutir à un congédiement que tuer quelqu'un tranquillement en le mettant dans la situation de Gilles, c'est comme la méthode acceptée. Et c'est invisible. Aucune trace dans les organigrammes, dans les équipes.»

«Gilles ne peut jamais gagner. C'est l'usure qui l'aura. L'inertie de l'organisation va avoir raison de lui.» - Jean-Sébastien

Et le fonctionnaire tabletté, dit Jean-Sébastien, finira par prendre une sabbatique, une retraite anticipée ou, «au mieux , partira dans un autre ministère.

«Et évidemment, un ministère qui veut que Gilles parte vers un autre ministère ne lui mettra pas de bâtons dans les roues. C'est donnant-donnant, entre ministères : tu prends mon Gilles parce que j'ai pris ton Gilles, l'an dernier...»

Pardonnez ma naïveté, mais l'adjectif «fascinant» colle à mon clavier, ici, encore... Voici une organisation, l'État, qui parle toujours de faire plus avec moins mais qui tolère néanmoins joyeusement que des employés de tous grades soient ainsi tablettés à grands frais, zombies salariés qui errent dans l'océan de ses multitudes bureaucratiques. Quel gaspillage financier et humain...

«Pourquoi est-ce même possible?

- D'abord, m'a répondu Jean-Sébastien, les poches de la grosse machine sont d'une profondeur infinie. Ça ne dérange personne en particulier que quelqu'un soit payé à rien faire. Ensuite, l'espèce d'immunité classique des fonctionnaires s'applique aussi aux cadres. Je l'explique par la culture historique de l'Administration publique où les cibles et objectifs des cadres ne sont jamais très sérieux. Si tu ne fais pas trop de vagues, même si tu n'atteins pas beaucoup de cibles, on te laissera tranquille...»

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Toujours est-il que la chronique d'il y a deux semaines a poussé Éric Caire, de la Coalition avenir Québec, à interpeller le ministre Pierre Moreau, président du Conseil du trésor, au sujet des Gilles qui hantent les officines.

M. Moreau - trèèès surpris - a ordonné à tous ses sous-ministres de produire un état des lieux, question de dénombrer les Gilles de l'État. On m'a même envoyé la lettre envoyée par le Trésor aux sous-ministres...

(En me chuchotant que pour quiconque sait lire entre les lignes, la lettre disait aussi que ce serait formidable qu'on débusque ce «Gilles» qui a parlé à Lagacé...)

Je suis forcément cynique, mais je vois mal les sous-ministres s'incriminer volontairement en dénombrant le nombre de fonctionnaires fantômes dans leurs ministères. Ça poserait la question de leur propre responsabilité, non? Je dis ça, je dis rien...

Et puis, officiellement, les Gilles ont un titre, un bureau, un courriel, un numéro de téléphone, ils assistent à des réunions et ils produisent même des rapports, oui des rapports qui doivent bien être archivés quelque part, des rapports qui n'ont jamais été lus mais allez prouver ça, vous, que personne n'a jamais lu un rapport en particulier...

Surtout le rapport d'un fantôme.