J'ai failli me tuer, vendredi.

J'étais à vélo sur Ontario, direction ouest, vers la piste cyclable de Berri. Je roulais dans la zone normalement réservée aux autos stationnées : c'était la période matinale des interdictions de stationnement, le bonheur pour rouler sans trop de tracas.

Un camion est garé dans ladite zone, je vois le camionneur décharger sa marchandise à 50 mètres. Coup d'oeil par-dessus mon épaule, une minifourgonnette me suit, mais pas de trop près, ça va, j'ai le temps de dépasser le camion, tout baigne...

Pause, ici.

Neuf fois sur dix dans une situation semblable, l'automobiliste qui me suit lève le pied une demi-seconde, pour que je puisse dépasser l'obstacle. Ou alors il se déporte sur sa gauche, pour me dépasser pendant que je dépasse ledit obstacle.

Mais celui-là, vendredi matin, c'était l'autre automobiliste, le tata sur dix qui ne fait aucun effort pour le rouler-ensemble.

Je reprends le récit...

Le type m'a donc dépassé, sans se déporter à gauche - aucun véhicule n'arrivait pourtant en sens inverse - et sans lever le pied.

La demi-seconde qu'il me fallait pour dépasser le camion immobilisé est devenue un exercice d'équilibrisme périlleux interminable : un pied de marge de manoeuvre de chaque bord, si tu tombes, t'es mort, et si t'es pas mort, t'es pas fort...

La porte du côté conducteur du camion ne s'est pas ouverte. Une bosse sur la chaussée ne m'a pas fait dévier de ma trajectoire, une fente ne m'a pas fait chuter. Le miroir du char du tata ne m'a pas accroché. Je ne suis pas tombé. Mais cette demi-seconde, c'est quand même la demi-seconde où je suis passé le plus près de la mort, récemment.

J'insiste : neuf fois sur dix, peut-être même plus que neuf fois sur dix, l'automobiliste lève le pied, me donne mon espace vital. Petites victoires anonymes du vivre-ensemble, qui ne font jamais les manchettes.

Y a des tatas partout, je sais, le tata a toujours existé (Camus : « La bêtise insiste toujours »). Non, ce qui m'inquiète en 2016, c'est que la parole du tata se libère et se fédère, là où le tata se tenait à carreau en 2006, le tata dix ans plus tard sort de sa tanière et constate qu'il n'est pas seul et, pouf, il se dit qu'en gang, il ne risque rien à dire des bêtises...

Voyez sur Facebook ces vidéos faites par des tatas qui se vantent de leur détestation du cycliste. Qui se filment, même, frôlant des cyclistes, les injuriant.

Jadis, ceux-là n'avaient pas l'internet pour trouver leurs semblables, pour les applaudir, pour se faire applaudir. Jadis, on gérait sa stupidité au même endroit que ses besoins naturels.

Mais en 2016, la stupidité génère des « Like ».

Ce qui génère des imitateurs.

Ce qui crée des communautés.

Et bientôt, vous avez des hordes de gens qui votent pour Trump parce qu'ils croient que tous les Mexicains sont des violeurs. Et bientôt, vous avez des gens qui réagissent à la mort d'une cycliste en tonnant qu'elle n'avait pas d'affaire dans la rue de toute façon...

Je ne vais pas vous chanter la chanson de la guerre vélos-autos. Je suis un cycliste optimiste. Je crois que les relations vélos-autos s'améliorent, pour vrai. De plus en plus de gens font de plus en plus attention.

Je pense que les cyclistes montréalais forment une masse critique de plus en plus difficile à ignorer : Projet Montréal table là-dessus en réclamant de meilleurs aménagements urbains, ce qui est encore la façon la plus efficace de pacifier le rouler-ensemble.

Parlant de masse critique, plus il y a de cyclistes, plus ils sont « normaux ». Cercle vertueux. Et plus il y a d'automobilistes qui font attention parce qu'ils font du vélo, aussi. C'est mon cas.

Je pense aussi que le « payeur de taxes » montréalais qui ne roule pas à vélo, eh bien, il y a de bonnes chances que sa fille roule, elle. Et il n'a pas envie que sa fille se fasse tuer ou devienne handicapée parce que des intersections sont encore mal aménagées, par exemple. Sa fille de 21 ans ne vote peut-être pas encore, mais lui, il vote. Notre maire le sait.

Tout ça mis bout à bout fait que les choses s'améliorent, petit à petit, sur les routes. Pas assez vite, Montréal n'est pas à la veille d'être Amsterdam, côté vélo, mais c'est déjà moins pire qu'en 2009, quand j'ai commencé à pédaler en ville.

Mais le tata, lui, l'automobiliste sur dix qui me frôle, lui, il grignote mon optimisme à pédales...

Je ne sais pas ce qu'on peut faire contre ce tata-là, le tata social, le tata-Facebook qui a trouvé un troupeau avec lequel hurler au meurtre, car on le prive de sa demi-seconde vitale.

Mais est-ce trop demander que ceux qui ont des tribunes médiatiques modèrent un peu leurs transports, quand il est question des cyclistes ?

Oui, Stéphane Gendron, je pense à toi. Toi qui, vendredi à Énergie Québec, as encore vomi sur les cyclistes. Encore une fois, t'as fait appel aux sentiments les moins nobles de ton auditoire.

La semaine où une cycliste s'est fait passer sur le corps par un poids lourd, toi, Rambo du micro, t'as continué à hurler contre les citoyens qui osent te priver de quelques demi-secondes au volant de ton char, t'as continué à normaliser les comportements dangereux contre les plus vulnérables - avec les piétons - de l'écosystème routier.

Une cycliste de moins, cette semaine, Stéphane...

Et un cycliste gravement blessé encore vendredi matin -  peut-être mort aujourd'hui - à Montréal, à cause d'un aménagement de merde, sur la piste Berri...

Et des tas de tes semblables, rois du char, bandés du volant, qui gloussent.

Ça va ? T'es content, Stéphane ?