C'était le pitbull de son oncle. Emmanuelle Cossette avait 7 ans. Une partie du clan élargi d'Emmanuelle habitait un petit immeuble à logements, dont sa grand-mère et le frère de son père. C'est lui qui possédait ce pitbull.

Emmanuelle était donc, en ce jour de septembre 1986, dans le couloir de l'appart de son oncle.

Par terre, il y avait un os. Et allez savoir pourquoi, peut-être parce qu'on est curieuse à 7 ans, mais Emmanuelle s'est penchée pour ramasser cet os-là...

« Dans ma tête d'enfant, se souvient-elle, le chien avait un os dans la bouche. Ça n'allait pas le déranger si je prenais l'autre os... »

Et c'est à cette seconde-là, en se penchant pour ramasser un foutu bout d'os, que la vie d'Emmanuelle Cossette a dévié de sa trajectoire, c'est à ce moment-là que le pitbull l'a mordue au visage, qu'il lui a saisi la joue.

Et qu'il n'a pas lâché.

Son oncle est évidemment accouru, cependant que le petit frère d'Emmanuelle arrivait dans l'appart. À grands coups de pied sur son chien, l'oncle a essayé de lui faire lâcher prise. Qui a fini par lâcher prise, oui, mais pas tout de suite, pas avant d'être parti avec un bout de joue de la fillette.

« Je n'ai même pas eu le temps de ramasser l'os », se souvient-elle aujourd'hui.

L'affaire a été médiatisée. Le père d'Emmanuelle a fait une croisade pour que les pitbulls soient interdits, il avait ciblé les municipalités, fort de l'exemple de sa fille.

Bien sûr, des sales cons ont dit à l'époque que la petite avait couru après, qu'elle n'aurait pas dû se pencher pour ramasser l'os, qu'on ne touche pas à l'os d'un chien, tout le monde sait ça...

Même en 1986, il s'en trouvait beaucoup pour mettre le chien au-dessus de l'humain, même une petite humaine de 7 ans.

Ah oui, j'oubliais le nom du chien...

Gros Monstre.

***

Emmanuelle a tout gardé. Les articles du Journal de Montréal, de La Presse, du magazine Le Lundi. Le masque qu'elle portait le soir, pour maintenir la solution gélatineuse médicamentée sur sa joue, greffée d'un morceau de cuisse. Un sachet de cette solution, encore intact.

Elle était en deuxième année. À son retour à l'école, la maîtresse avait tout expliqué aux enfants de la classe, on l'a reçue avec une carte signée par tout le monde. Au début, comme elle le dit, tout le monde était précautionneux...

« Mais ça n'a pas été long que ça s'est mis à me montrer du doigt... »

Aujourd'hui, la cicatrice est moins apparente. Le temps a fait son oeuvre, disons. Mais dans cette classe de Montérégie, en 1986, la plaie encore quasiment saignante... Disons qu'Emmanuelle détonnait dans la cour d'école. Et vous savez comment ils sont traités, les enfants qui détonnent, dans les cours d'école...

« Les autres filles me disaient carrément que j'étais pas belle. »

Son père, tout à son combat médiatisé pour pousser des villes à interdire les pitbulls, a beaucoup insisté sur les dommages esthétiques faits à sa fille par ce charmant Gros Monstre. 

Le dommage était là, immanquable, terrible, saccageant l'harmonie du visage d'une enfant, sa fille, et sans doute était-ce la façon la plus directe de frapper l'imaginaire des maires et échevins que de leur montrer ce visage...

« Mais le message que je percevais dans ma tête d'enfant, c'était : "Regardez comme ma fille est laide." Moi-même, je me disais que je n'étais pas belle. »

On parle de la violence de ces chiens. On pense aux blessures physiques. On peut voir, si on cherche, les dommages physiques...

Les cicatrices.

Des nez arrachés, parfois.

Des membres amputés.

Les plus chanceux ont des cicatrices à peine visibles, témoins des miracles de la chirurgie moderne.

Mais il y a aussi cette autre violence, cachée, indicible. Je parle bien sûr d'une petite fille de 7 ans qui se fait dire qu'elle est laide, qui se dit qu'elle est laide, parce qu'on lui a greffé un bout de cuisse dans la face, parce que son oncle faisait partie des milliers d'optimistes qui pensent que leur chien, non, pas leur chien, non, jamais leur chien ne ferait ça...

Malgré tout, le parcours jusqu'en sixième s'est fait sans trop de nids-de-poule. Au secondaire, Emmanuelle s'est évidemment ramassée dans une polyvalente. Remplie d'élèves de toute sa région. Remplie d'élèves qui ne la connaissaient pas, qui ne connaissaient pas son histoire, qui ne voyaient que sa joue lacérée...

Vous pensez qu'une enfant qui détonne est ostracisée dans une cour d'école du primaire ? Essayez d'imaginer ce que c'est, dans la zone des casiers, au secondaire...

« Un jour, je suis arrivée à l'école. Quelqu'un m'a dit : "Tiens, c'est Jaws..." »

Jaws, comme le requin des films.

Toute l'école s'y est mise : Jaws est devenu le nouveau surnom d'Emmanuelle.

Elle a essayé de camoufler encore plus cette foutue cicatrice avec du maquillage, encore plus de fond de teint...

On l'a alors surnommée « Make-up », maquillage, en anglais.

Vous savez comment sont les kids du secondaire, petites boules d'hormones. C'est le temps des premières amourettes, des premiers coups de foudre. Emmanuelle n'a pas eu droit à ça. 

Emmanuelle, quand elle faisait savoir à un garçon qu'elle tripait sur lui, les amis du garçon en question se moquaient de lui, disaient que Jaws voulait sortir avec lui...

« Et ils disaient ça devant moi. »

Ce genre de choses. Ce genre de petites morts à répétition, comme un supplice de la goutte, chaque jour, sans même compter les petites morts, quand tu te regardes dans le miroir.

« Je me disais : je suis un monstre. Je voulais m'arracher la face. »

Elle a vu un psy, fait de l'hypnothérapie. Ce fut bénéfique. Elle a aussi fait de l'attaque de Gros Monstre le sujet d'un exposé oral frénétique - « on pouvait entendre une mouche voler » -, ce qui a fait voir aux autres élèves qu'il y avait une fille derrière la cicatrice.

***

Elle habite avec son chat, dans un gros immeuble à logements du nord de la ville. C'est une femme, maintenant. Emmanuelle a 36 ans. Une adulte. Mais elle est adulte depuis l'attaque, comme elle le dit si bien : « Je suis passée de 7 à 40 ans en une journée. »

- Comment ça a changé ta vie ?

Elle réfléchit. Finit par répondre : 

- C'est sûr que ça a brisé mon enfance. Et qu'encore aujourd'hui, je travaille fort, fort, fort sur ma confiance en moi, mon estime personnelle... J'essaie de m'aimer. Juste ne pas me trouver laide, ce serait déjà pas pire.

Il y a encore une pause, et Emmanuelle cherche ses mots, elle creuse, elle fouille. Elle les trouve : 

- Tu finis par te contenter de trous-de-cul, de crackheads. Le premier gars qui a daigné poser les yeux sur moi, qui m'a dit qu'il me trouvait cute, tu penses que j'ai fait quoi ?

Elle s'est accrochée à lui, lui a tout pardonné, tout le temps : la drogue, les vols, les taloches... Tout. Un gars que ses amies trouvaient cool, un gars pas moche : « Je n'allais pas laisser passer ça. »

Cinq ans d'enfer.

Oh, elle a bien tenté de le laisser. Mais elle était accro à ce que ce type lui donnait en parallèle, ce qu'elle n'avait jamais reçu avant : de l'affection...

Il savait où fesser, là où il y a des trous que l'estime de soi d'Emmanuelle n'a jamais remplis, des trous qui peuvent recevoir tout plein de crachats métaphoriques.

« Je peux me pogner qui je veux, lui disait-il. Pis pas toi. Toi, regarde-toi : t'es Scarface. »

« Il savait où fesser. »

***

Je pose encore la question que j'ai posée hier.

Au nom de quoi ces chiens sont-ils permis ?

Les voitures tuent, c'est vrai. Mais les voitures - enfin, le transport motorisé - apportent un bien-être qui transcende la personne qui est au volant. On peut transporter des biens. Des personnes, les déposer à l'hôpital, à la partie de soccer, s'en servir pour aller soigner des gens, etc., etc.

Un chien qui peut tuer, défigurer, ça apporte quoi à la société, au-delà de l'affection qu'il donne à son maître ? Je cherche encore la réponse.

Et j'aimerais que les amis des pitbulls nous disent, en même temps, au nom de quel principe supérieur Emmanuelle Cossette a dû endurer une vie de merde.

***

Sur la table, il y a Le Journal de Montréal du jeudi 10 mars 1988. Page une, qui traite du combat du père d'Emmanuelle : « VERS UNE LÉGISLATION SUR LES CHIENS D'ATTAQUE - EMMANUELLE, DERNIÈRE VICTIME D'UN PITBULL ? »

Ça fait 28 ans. Québec n'a pas agi, à l'époque, et Emmanuelle ne fut pas la « dernière victime d'un pitbull », tant s'en faut.

Ça fait 28 ans, et Emmanuelle trouve le courage d'en parler, à mesure que les trous dans son estime de soi se referment un tantinet. Elle évoque Vanessa Biron, mordue en septembre dernier par un pitbull de Brossard, au visage, comme elle.

« Vingt-neuf ans après moi, presque jour pour jour, dit Emmanuelle. Ça se répète. »

Elle échappe un « crisse », elle pleure.