La Caroline-du-Nord est dirigée par des élus d'un zèle religieux qui arracherait un sourire à Moïse lui-même, sauf que ces théocrates-là s'appellent Ted et Bill, qu'ils mangent des hot-dogs et qu'ils ne citent pas le Coran pour justifier leur bêtise. Ça fait moins peur...

Pourquoi je vous parle de la Caroline-du-Nord, en ce samedi pétant de soleil ? Parce que la Caroline-du-Nord a légalisé il y a quelques jours toutes sortes de discriminations envers ce qu'on appelle la communauté LGBT : gais, bisexuels, lesbiennes, transgenres. Tout ça sur fond de liberté religieuse. Il y a des fois où des États américains pourraient facilement être une province iranienne...

Le ressac est venu vite et fort : des artistes (Bruce Springsteen, Ringo Starr, le Cirque du Soleil) ont annulé des présences dans cet État du Sud. Des entreprises ont annoncé des gels d'embauche (Deutsche Bank) ou ont protesté officiellement (General Electric) contre cette loi qui légalise la discrimination. Bref, tout le monde sort son drapeau arc-en-ciel pour combattre la discrimination sanctionnée par les rednecks qui dirigent la Caroline-du-Nord en prenant la Bible pour un mode d'emploi.

Et c'est parfait, ce ressac...

Non, vraiment, c'est parfait, c'est génial. So-so, solidarité...

Sauf que...

Sauf que GE se vante d'être présente en Arabie saoudite depuis 80 ans dans ses documents corporatifs. Elle veut doubler - à 4000 - le nombre de ses employés dans le Royaume d'ici 2020. C'est dans un communiqué de presse où on se vantait aussi d'un récent investissement d'un milliard US en Arabie saoudite.

Et qui dit Arabie saoudite dit théocratie du Moyen Âge, dit charia, dit que ce n'est pas bon pour la santé d'être LGBT dans ce pays ancré dans un autre siècle : peines de prison, châtiments corporels attendent les personnes qui osent être autre chose qu'hétéro. Mais GE y fait de florissantes affaires, même si GE « s'oppose à la discrimination », comme elle l'a affirmé dans un récent tweet sur la Caroline-du-Nord.

Voulez-vous qu'on parle de la Russie ? La Russie, hors des théocraties, est l'un des pays qui persécutent le plus violemment les homosexuels. Sous couvert de protéger la jeunesse, la Russie a promulgué des lois qui criminalisent les gais, dans un climat à ce point délétère que les fascistes ont bien décodé l'air du temps : ils chassent ouvertement la tapette, en se filmant. Human Rights Watch dénonçait encore la Russie, hier, images insupportables de ces chasses aux gais à l'appui.

Qui fait des affaires en Russie? Probablement une bonne proportion des entreprises qui, pourtant, dénoncent ou sanctionnent la Caroline-du-Nord... Dont notre Cirque du Soleil.

Varekai est présenté en ce moment même à Moscou. Il le sera dans cinq autres villes de Russie d'ici juin. En 2012, le président et chef de la direction Daniel Lamarre se confiait au Globe and Mail sur l'aventure russe symbolisée par le spectacle Zarkana : un des cinq plus grands marchés du Cirque, disait-il. L'année suivante, en juin 2013, le président Vladimir Poutine signait cette loi « antipropagande homosexuelle »...

Hier, en annulant ses spectacles en Caroline-du-Nord, le Cirque a déclaré qu'il croyait « fermement dans la diversité et l'égalité pour tous les individus », et que la loi de cet État était une « régression importante pour garantir les droits de tous ».

Daniel Lamarre, président et chef de la direction du Cirque du Soleil, s'est défendu en entrevue avec mon collègue Louis-Samuel Perron de faire de la politique, en boycottant la Caroline-du-Nord.

« Cette loi est rétrograde et, surtout, exerce un recul sur les lois fondamentales que nous avons en Amérique du Nord. Comme Nord-Américains, on s'est toujours vantés d'être un exemple pour le reste du monde. »

- Daniel Lamarre, président et chef de la direction du Cirque du Soleil

Avec cette insistance sur l'Amérique du Nord, M. Lamarre tente de se dédouaner d'une évidence, me semble-t-il : la Russie a adopté en 2013 une loi encore pire en ce qui a trait à la stigmatisation des homosexuels.

Et la Russie est un des cinq plus importants marchés du Cirque, de l'aveu même de son président, en entrevue au Globe and Mail en 2012. Mais cette insistance de M. Lamarre a le désavantage d'être illogique.

Il a beau dire que le Cirque est « apolitique », je suis désolé, mais quand on décide de boycotter un État américain parce qu'on est en désaccord avec une loi adoptée par ses représentants élus, on prend une position profondément politique.

Si votre entreprise n'a jamais de vues politiques, vous ne faites pas de communiqués de presse pour critiquer une décision politique ; si vous n'accordez pas d'entrevues pour critiquer une nouvelle loi, alors vous pouvez vous dire « apolitique ».

Mais si vous annulez des spectacles parce que vous êtes contre la discrimination des minorités sexuelles en Caroline-du-Nord, vous faites de la politique, d'une certaine manière.

Et si vous prenez position dans le débat politique américain pour les droits des homosexuels, votre position corporative devient illogique et hypocrite si vous continuez à présenter vos spectacles en Russie, un pays où la persécution des homosexuels est salement plus poussée qu'en Caroline-du-Nord. On ne peut pas être pour les droits des LGBT en Caroline et s'en ficher en Russie, sorry.

M. Lamarre peut se rassurer : il n'est pas le seul représentant d'une multinationale à pourfendre un État américain qui légalise la discrimination envers les minorités sexuelles et à continuer à faire de bonnes affaires avec des pays qui permettent carrément de les persécuter.

On me permettra de constater qu'une grande partie du ressac corporatif contre la Caroline-du-Nord tient des bons sentiments, solubles dans la Realpolitik : sacrer une taloche à la Caroline-du-Nord coûte peu de dollars et rapporte une bonne dose de publicité positive. Sacrer une taloche à l'Arabie saoudite ou à la Russie, voilà qui coûterait vraiment, vraiment cher.

Le Cirque est une entreprise formidable, qui fait rayonner le Québec partout dans le monde. J'en suis fier, comme tout le monde. Mais sur le boycottage de la Caroline-du-Nord, le Cirque du Soleil se comporte comme toutes les multinationales du monde : en suivant ses intérêts, d'abord et avant tout.

Le reste est du marketing.