Marie-Josée Bernard me raconte la vie de son père. Un homme qui aimait rire, qui menait sa vie comme il l'entendait. Marcel Bernard était un homme vigoureux, qui jouait encore au golf l'été dernier, à 83 ans.

Marie-Josée s'excuse à l'avance de l'expression qu'elle va utiliser : « Mon père n'était pas un p'tit vieux. »

Oui, dans la vieillesse, M. Bernard, ancien administrateur d'hôpitaux, était comme il avait toujours été : très actif.

Jusqu'à ce qu'on lui découvre un cancer du cerveau, l'automne dernier.

La radiothérapie et la progression de la tumeur étaient parvenues à faire ce que l'âge n'avait apparemment jamais réussi à faire : immobiliser Marcel Bernard. Il ne sentait plus certaines parties de son corps. Sa motricité était sérieusement entamée. Parler était devenu laborieux. Se lever pour aller à la salle de bains l'épuisait pour la journée.

« Il pouvait désormais rester des heures dans le fauteuil, à dormir ou à ne rien faire. Dans un état... »

Marie-Josée cherche ses mots.

« Méditatif. »

Marcel Bernard n'était plus que l'ombre de lui-même.

Une embolie pulmonaire n'a rien arrangé, empirant son état. Au début de janvier, il a été admis à l'Hôtel-Dieu de Québec. Il était évident qu'il n'en sortirait pas.

***

À quel moment Marcel Bernard a-t-il décidé qu'il se prévaudrait des dispositions de la nouvelle loi québécoise qui permet, si on répond à certains critères, de demander à un médecin l'aide médicale à mourir ?

Marie-Josée n'en sait rien. « On ne se mêlait pas de ses affaires. C'est lui qui nous a annoncé qu'il avait pris cette décision. Il avait géré toute sa vie comme ça. Mais pour nous, ça allait de soi. Chacun son choix. On ne croit pas que la souffrance nous fait gagner notre ciel. »

Marcel Bernard avait géré un hôpital. Sa femme, Isabelle, a été infirmière. Bref, M. Bernard savait très bien ce qui l'attendait : « Et dans ses valeurs, il allait de soi qu'on ne s'acharne pas... »

Une psycho-oncologue est venue voir son père à l'hôpital, au début de janvier.

« Comment voyez-vous la suite de votre vie, M. Bernard ? »

Marie-Josée se souvient du seul mot qui est sorti de la bouche de son père, un mot qu'il a prononcé avec peine, parce que le cancer avait abîmé son élocution : « euthanasie. »

La Loi québécoise concernant les soins de fin de vie relève de l'aide médicale à mourir, pas de l'euthanasie. Mais tout le monde a compris ce que Marcel Bernard voulait dire. Il voulait qu'un médecin, conformément à la loi, l'aide à en finir. L'hôpital Hôtel-Dieu a donc lancé le processus pour exaucer l'ultime souhait de M. Bernard.

Des médecins sont venus le voir le lendemain. La psycho-oncologue, encore. Une travailleuse sociale. Il faut s'assurer que le patient est lucide, qu'il est admissible aux soins, qu'il est parfaitement consentant. « On voyait que c'était nouveau pour tout le monde, dit Marie-Josée Bernard. Ils ne savaient pas trop comment agir. »

Quand elle me dit cela, Marie-Josée ne se plaint pas. Elle constate, c'est tout. Et c'est l'évidence : la loi a trois mois, tout le monde avance à tâtons. Le consensus social a poussé sur le législatif pour qu'il accouche d'une loi sur l'aide médicale à mourir, bien sûr... Mais dans la pratique, les professionnels des hôpitaux sont encore en train de découvrir ce territoire vierge, avec ses ravins éthiques, ses fossés administratifs, ses plaines bien humaines...

La demande de Marcel Bernard pour qu'un médecin lui injecte le contenu de trois seringues dont l'action commune allait le tuer était donc lancée, elle allait maintenant cheminer dans le pipeline éthique et administratif de l'hôpital. Il fallait attendre la réponse.

« Il aurait voulu que ça arrive au plus vite. Chaque minute, chaque heure lui était insupportable. Je dirais que sa souffrance était significativement plus psychologique que physique. Ses yeux trahissaient une mort psychologique, sans retour possible à la joie. »

Marie-Josée et son frère Bruno, ainsi qu'Isabelle, la femme de M. Bernard, ont passé beaucoup de temps à l'hôpital, dans les jours qui ont suivi. Si j'en juge par les photos de ces moments que Marie-Josée m'a fait parvenir, je pense qu'il s'agissait de moments qui suintaient la tendresse, comme peuvent parfois l'être les derniers moments...

M. Bernard n'a pas eu de discussion avec ses proches, afin de les sonder sur l'aide médicale à mourir, vous disais-je plus haut. Il leur a annoncé sa décision, c'est tout. Je demande à sa fille si elle est d'accord avec cette idée de l'aide médicale à mourir. Sa réponse fuse, à chaud : « Pour moi, ça va de soi. On le fait pour les animaux. Je ne comprends même pas que ça ait pris tant de temps. Vivre à tout prix ? Non. Mon père dégénérait vite. Il lui restait combien de temps à vivre ? Un mois ? Ça aurait été un mois de souffrance. »

Marie-Josée a pris congé de son père, pour retourner passer un week-end à la maison, à Drummondville. C'est quand elle était à la maison qu'elle a reçu un appel : son père venait de recevoir la date et le moment où il recevrait ce soin - parce que c'en est un - ultime.

Elle s'en souvient encore : 

« Jeudi, 13 h 30. »

Quand Marie-Josée m'a dit ça, j'ai été soufflé. J'ai souvent écrit en faveur de cette loi qui a fini par être adoptée, une loi que je vois comme un signe de civilisation : pouvoir choisir le moment où on va en finir, pour cesser de souffrir. Mais justement, ce moment, par définition, il doit être choisi à l'avance. Une mort programmée, quoi, un jour précis, à une heure précise...

« Comment t'as vécu ça, savoir à l'avance le jour et l'heure ?

 - Avant de savoir, la vie avance à 20 km/h... Mais quand tu le sais, quand tu sais que c'est jeudi, à 13 h 30, là, tout s'accélère. La vie passe à 200 km/h... »

Son chum, Valy Tremblay, qui assiste à l'entrevue sans trop y participer, intervient alors : 

« J'ai pogné de quoi. Tu peux mettre la date et l'heure de la mort de quelqu'un dans ton agenda. »

La mort, comme un rendez-vous chez le dentiste...

« La valeur du temps monte en Bourse, illustre Marie-Josée. Y a une folie, une urgence, celle d'être là dans les derniers moments, avec son plus beau sourire en guise de compassion et de soutien. »

Marie-Josée a donc pris congé du travail pour être là, pour être là tous les jours menant à ce jeudi 21 janvier, 13 h 30, avec son père, son frère, la femme de son père.

Et le jeudi 21 janvier est arrivé. Peu après 13 h, un médecin est entré dans la chambre de Marcel Bernard. Il s'est assuré que celui-ci voulait encore recevoir le soin de fin de vie. M. Bernard a signifié son consentement.

« Le médecin était compatissant, humain. Réconfortant et calme. Une ressource hautement appréciée. Toute l'équipe aussi », raconte Marie-Josée.

Une première piqûre, un relaxant.

Une seconde, pour induire un coma.

Et une troisième, qui paralyse l'activité musculaire. Sans tonus musculaire, pas de respiration.

Pas de respiration, c'est la mort. Et Marcel Bernard n'a jamais senti qu'il ne pouvait plus respirer : il était dans le coma.

Six, sept minutes, et c'était fini, se souvient Marie-Josée.

***

Je peux me tromper, mais je crois que c'est la première fois que la famille d'un Québécois qui a choisi l'aide médicale à mourir décide de médiatiser la chose, depuis l'entrée en vigueur de la loi. C'est Yvon Bureau, travailleur social et militant de longue date pour l'aide médicale à mourir, qui a suggéré à Marie-Josée de parler à La Presse. « Pour faire avancer les choses, dit-elle. Si ça peut rassurer des gens, pourquoi pas ? »

La nature humaine fera toujours en sorte - les expériences d'autres autorités permettant l'aide médicale à mourir - qu'une majorité de malades tenteront de vivre un mois, une semaine ou un jour de plus, au prix de souffrances immenses. C'est la minorité qui choisit de mourir à une date programmée d'avance, grâce à un soin ultime. C'est pourquoi on ne dira jamais assez qu'il faut développer, valoriser les soins palliatifs.

Mais je relis les notes de cette entrevue avec Marie-Josée et je ne peux m'empêcher de penser qu'en plus d'être un geste de liberté magnifique, la mort de Marcel Bernard à 84 ans, le 21 janvier 2016 peu après 13 h 30, entouré de ceux qu'il aimait et qui l'aimaient, fut une mort douce, civilisée, humaine.

Quelque chose comme une belle mort.