Peut-être que je me trompe. Mais on dirait bien que l'histoire de Jade M., cette adolescente disparue il y a quelques semaines, a mis fin à une ère d'indifférence face à l'exploitation sexuelle au Québec. Depuis que le père de Jade a pris la parole en public pour exprimer son désarroi, cela a marqué un réveil collectif.

Depuis Jade, le Québec a mis des noms, des faits, des visages sur un phénomène plutôt méconnu: l'exploitation sexuelle.

C'est assez, ont dit les Québécois.

Avant Jade, on les voyait, les photos de ces jeunes filles disparues, dans les avis de recherche machinalement publiés par les médias. Mais on ne les voyait pas vraiment, au fond: ces avis de recherche faisaient partie du paysage, des épinettes sur le bord de la route médiatique.

L'histoire de Jade a changé ça. Son père a pris la parole, courageusement, disant ses craintes bien concrètes. La photo de Jade est devenue omniprésente au Québec, pendant ces jours où on la cherchait. Sa famille a nommé les choses: nous avons peur qu'elle n'ait été enrôlée dans une spirale d'exploitation sexuelle.

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Le week-end dernier, j'ai raconté dans La Presse+ l'histoire de Noémie, une toute jeune femme de 18 ans qui se prostitue, à travers les yeux de sa mère, Martine: c'est l'histoire de Jade qui l'a motivée à parler.

Cette semaine, les parents de deux jeunes filles, Kelly et Sarah, ont aussi témoigné publiquement de leur effroi: ils ont eux aussi raconté ce qui se cache derrière les avis de recherche.

Ces sorties médiatiques contribuent à humaniser ces «disparitions», qui sont en fait des kidnappings.

La médiatisation rend ces histoires impossibles à ignorer. Ça met un terme à une ère d'indifférence sur ces jeunes filles exploitées.

Indifférence ? Prenez le projet de loi C-452 parrainé par Maria Mourani, quand elle était députée fédérale. Adoptée (mais pas encore mise en application), cette loi va rendre la vie beaucoup plus difficile aux prédateurs qui poussent (subtilement ou pas) des jeunes filles vers l'exploitation sexuelle. Mais ce projet de loi a cheminé dans une indifférence à peu près complète au Parlement, pendant des années. Même son adoption, en juin, n'a pas fait de vagues. Les médias en ont très peu parlé.

Or, signe des temps, signe que l'indifférence est terminée: Mme Mourani sera à Tout le monde en parle dimanche pour parler de traite humaine et d'exploitation sexuelle. Parce que justement, tout le Québec en parle, désormais.

(Note de service pour Ottawa: C-452 a été adopté par le Parlement, il ne manque que le feu vert final du gouverneur général pour qu'il soit mis en application... Si ce n'est pas trop demander, est-ce que Son Excellence David Johnston peut mettre son estampille sur la Loi modifiant le Code criminel [exploitation et traite de personnes] ? On le remercie à l'avance, les policiers ont hâte de se servir de ce nouvel outil.)

Mes collègues Katia Gagnon et Caroline Touzin signent jeudi dans La Presse+ un dossier sur ces jeunes filles qui entrent dans la spirale qui mène à la prostitution. On y apprend qu'une centaine de fugueuses lavalloises ont été sexuellement exploitées... en 2015. Je répète : UNE CENTAINE en UNE ANNÉE. Ici. Au Québec. Au XXIe siècle. C'est assez.

On dira bêtement que la prostitution est le plus vieux métier du monde. Peut-être. On dira aussi que le problème reste la demande, les clients. C'est vrai. Mais l'inévitabilité de la prostitution ne rend pas acceptables l'exploitation et l'asservissement de jeunes filles et de jeunes femmes à des fins sexuelles.

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En racontant l'histoire de Noémie, j'ai voulu exposer toutes les strates de gris qui composent ces drames d'exploitation sexuelle. Ces histoires sont d'une complexité qui défie parfois l'entendement, et il ne faut pas les réduire à la dimension criminelle, c'est-à-dire à l'action des pimps et des trafiquants humains.

Mais présentement, ici et maintenant, les pimps et les trafiquants humains ont la partie trop facile. Pousser des jeunes filles à la prostitution est devenu une activité aussi payante (sinon plus) que le commerce de la drogue. Sans compter que «pimper» des filles est certainement moins risqué que d'importer de la coke.

Il est temps que les prédateurs qui manipulent de jeunes Québécoises comme Jade, comme Noémie, comme Kelly, comme Sarah et comme toutes les autres soient talonnés par la police avec des moyens à la hauteur des dommages que ces psychopathes font.

On n'enraiera jamais l'exploitation sexuelle, c'est vrai. Mais peut-on au moins essayer de rendre la vie misérable aux salauds qui font du fric avec cette exploitation ?

C'est assez.