La scène se passe dans un palais de justice qui restera anonyme, la cause étant encore en cours. On demande à une jeune femme d'identifier son présumé pimp, qui se trouve dans la salle d'audience.

La jeune femme se retourne et montre l'accusé, le type aux pieds et aux mains menottés. Ça dure une seconde, elle le fait furtivement.

Pour quiconque se trouvait dans la salle d'audience, c'était l'évidence : cette jeune femme qui, selon le ministère public, s'est prostituée pour l'accusé, avait peur de cet homme enchaîné.

La suite à la fin de cette chronique.

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La jeune femme que j'évoque ci-haut n'est pas Noémie, dont je vous ai raconté l'histoire mardi et hier, l'histoire d'une jeune femme de 18 ans qui s'enfonce dans la prostitution par la spirale classique de manipulation orchestrée par son chum-pimp.

Vous avez été très nombreux à réagir par courriel, à me dire votre horreur et à me demander de transmettre vos pensées à Martine. C'est fait.

Et vous avez été nombreux à demander comment il se fait que les-autorités-ne-mettent-pas-leurs-culottes en s'attaquant aux gangs de rue et aux pimps qui peuvent - très facilement - manipuler des jeunes femmes comme Noémie pour qu'elles se prostituent à leur profit...

Je dirais que la réponse au fléau que j'ai décrit ce week-end ne se trouve pas uniquement dans la réponse de l'État au proxénétisme et à la traite humaine, quoiqu'il y ait de bonnes nouvelles sur ce front : le projet de loi C-452 a été adopté en juin 2015, il est devenu la Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes). Cette loi n'est pas encore entrée en vigueur, elle n'attend que le décret en Conseil pour être mise en application dans les provinces.

« On a fait un renversement du fardeau de la preuve de traite de personnes : ce n'est plus à la Couronne de démontrer qu'il y a traite, c'est à l'accusé de démontrer qu'il ne vit pas de traite de personnes. Actuellement, pour que la police fasse la preuve, elle doit avoir une plainte, elle doit avoir des témoignages de victimes. Désormais, avec le projet de loi, nous n'aurons plus besoin d'une plainte, la démonstration de traite ne dépendra plus uniquement des témoignages de victimes », m'a expliqué l'ex-députée Maria Mourani, qui l'a piloté au Parlement.

La loi imposera aussi des peines plus sévères par le cumul de peines. Et, « cerise sur le sundae », comme le dit Mme Mourani : elle autorisera la confiscation des biens des coupables. « À toi de démontrer que ton argent ne provient pas de traite des personnes. » L'idée générale de la loi : rendre l'exploitation de personnes comme Noémie risquée et peu payante pour les pimps.

En vertu du protocole de Palerme, la traite humaine consiste à recruter, héberger, séquestrer ou déplacer une personne en vue de l'exploiter (sexuellement, travail forcé, trafic d'organes). « Et au Canada, la traite touche principalement la prostitution », note l'ex-députée néo-démocrate. Le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, qui a parrainé le projet de loi au Sénat, se réjouit de cette loi : « On voulait atténuer la difficulté qu'ont les victimes à témoigner. Et les peines cumulatives vont permettre aux victimes de se reconstruire pendant que le gars est en dedans. »

Dominic Monchamp, lieutenant-détective à l'unité de lutte contre l'exploitation sexuelle du SPVM, a hâte qu'Ottawa donne le feu vert final à la loi : « Ce sera un outil d'enquête important. On pourra monter le dossier sans témoignage. Car présentement, les victimes, bien souvent, nous parlent mais ne déposent pas. »

Pour vous donner une idée de la dynamique tordue existant entre les filles et leur pimp : M. Monchamp explique que les policiers doivent souvent les convaincre qu'elles sont, dans cette relation, des victimes exploitées.

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Il y a l'action de l'État, donc. La loi, la police. Mais, comme je l'écrivais plus haut, il y a plus. Il y a la nature humaine, je dirais.

Je l'ai écrit, hier et mardi : Noémie est autant une amoureuse qu'une victime de son pimp. À la base de cette relation, une spirale classique : le pimp utilise l'amour pour la manipuler et lui faire faire des choses - avoir des relations sexuelles avec des inconnus, contre une rémunération qui va dans les poches de son chum - qui sont horribles aux yeux d'un oeil extérieur.

On a tous des failles, des interstices de l'âme qui peuvent devenir canyons, dans les bonnes circonstances. On se gèle, on boit, on surmange, on fume, on fait des marathons et tout un tas de choses pour, un peu, boucher ces interstices.

La spécialité du pimp consiste à repérer ces interstices dans l'âme de jeunes filles qu'il croise. La spécialité du pimp, c'est de voir la faille chez les filles comme Noémie.

Une fois trouvée la faille - relation tordue avec le père, manque d'attention des parents, dépendance affective, piètre estime de soi, besoin d'aventure, qu'importe -, le pimp y entre tranquillement, faisant mine d'aimer et de cajoler, jusqu'au jour où il ouvre la faille d'un grand coup, comme on ouvre les rideaux : « Bébé, y vont me tuer, j'ai besoin d'argent, vite... »

Peux-tu danser ?

Peux-tu faire des massages ?

Peux-tu coucher avec des gars ?

Qu'importe la demande, au fond. Il est déjà trop tard.

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Je vous parle des failles des jeunes filles et femmes qui sont exploitées par ces pimps déguisés en chums et, j'en suis sûr, vous ne voyez que le pimp.

C'est une erreur. Faut voir la faille, aussi. Surtout, peut-être.

Chantal Fredette, criminologue, enseignante au collège Ahuntsic en techniques d'intervention en délinquance, a travaillé 15 ans en centre jeunesse, où elle a étudié et combattu l'exploitation sexuelle, m'a dit qu'il est trop simple de dire que ce sont de méchants gars de gangs qui s'amusent à « spotter » des filles qui ont un problème d'estime de soi.

« Il faut se questionner sur les raisons qui font qu'une fille tombe dans des panneaux aussi grossiers. Car quand on parle avec ces filles, quand on parle des stratagèmes des pimps, elles les voient venir comme un camion de 10 tonnes. Mais quand c'est elles qui sont derrière le camion qui recule, elles ne voient rien, on est dans "l'amour est aveugle". »

On a tous des failles. Et quand t'es une fille de 15, 16, 17, 18 ans, il y a beaucoup de ces failles qui peuvent se combler, inconsciemment, avec l'amour d'un gars...

Mme Fredette, encore : « On pense qu'on fait de la prévention de prostitution en parlant de prostitution, mais c'est une erreur. Il faut aussi se parler des relations hommes-femmes. De relations égalitaires. De consentement. De sexualité. »

Je recopie ici ce que Mme Fredette m'a confié - et je n'aborde que le dixième de ce qu'on a abordé - sur la spirale qui mène une ado à la prostitution. Et, pour tout vous dire, j'ai le vertige.

Parce que ces failles dont parle Chantal Fredette, aucun flic ni aucun projet de loi ne pourront jamais les refermer.

Ça, c'est notre job à nous, les parents, d'abord et avant tout. Ça commence à la maison. Avec le lien que nous créons avec nos enfants. Ça commence là, et c'est pourquoi j'ai le vertige : il est possible que ce ne soit pas suffisant.

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Je finis cette série sur l'exploitation sexuelle avec l'histoire qui amorçait cette chronique, celle de la victime d'un pimp présumé, qui vient de le montrer d'un doigt apeuré, dans une salle d'audience, au tribunal.

Le type est donc accusé de l'avoir battue à de nombreuses reprises.

De lui avoir mis un gun chargé sur la tête.

Pour lui, comme on m'a dit crûment, « elle suçait des queues pas propres dans des motels sales », pendant que Monsieur habitait dans sa maison avec femme et enfants.

Mais, malgré tout ça, elle avait peur de le quitter...

L'avocat du type sent bien la peur de la plaignante. Il se lève et lui demande donc pourquoi elle ne l'a regardé que si brièvement, ajoutant que son client ne peut pas lui faire mal :  Regardez, Madame, il est menotté...

Et c'est sur la réponse de cette jeune femme que je vous laisse...

« Je ne voulais pas le regarder parce que je l'aime encore. Et j'avais peur qu'en le regardant, mes sentiments pour lui soient trop forts et que je ne veuille plus continuer le processus judiciaire. »