Notre chroniqueur Patrick Lagacé raconte l'histoire de Martine, qui a découvert que sa fille Noémie avait commencé à se prostituer pour son amoureux, unpimp. Voici la seconde de cette série en trois parties sur la spirale de la traite de personnes.

Le SPVM a ouvert un dossier sur le cas de Noémie, ou plutôt de son souteneur, Jules. Il y a peut-être quelque chose à faire pour sortir Noémie des griffes de velours de son chum-pimp. Mais ce serait plus facile, du point de vue policier, si Noémie était encore mineure.

Hier, je vous racontais que Martine s'est pointée au bureau des enquêtes de la police de Montréal quand elle a tout découvert. Ce jour-là, une enquêteuse a dit à Martine une chose capitale, une chose à la fois toute simple, mais salement complexe dans le contexte, une chose qu'elle a depuis entendue de la part de tous les spécialistes qui s'y connaissent en matière de prostitution liée aux gangs de rue et qu'elle s'acharne à faire : gardez le lien avec votre fille.

C'est ce lien-là qui deviendra une bouée de sauvetage, le jour - ou la nuit - où Noémie réalisera que son chum n'est pas son amoureux, mais un commerçant qui la voit comme une marchandise dont il peut tirer profit : au-delà de 100 000 $ par année, jusqu'à 150 000 $.

C'est à ce lien que Noémie s'accrochera si elle peut surmonter la peur, parce qu'après le charme et l'amour, le pimp finit toujours par fesser sa proie : quand celle-ci manifeste le désir de cesser de se prostituer.

Je vous disais hier que Martine ne nommait pas les choses, qu'elle avait choisi de ne pas révéler à Noémie qu'elle sait qu'elle se prostitue. Elle a fait ce choix sur les conseils des intervenantes de la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES), qui estiment que Noémie pourrait voir cela comme un choix à faire : son chum ou sa famille.

(Un bémol : Chantal Fredette, enseignante au cégep Ahuntsic en techniques d'intervention en délinquance, qui s'est frottée à la réalité de l'exploitation sexuelle par les gangs de rue quand elle travaillait en centre jeunesse, m'a dit ceci : « Si on veut que la fille remette sa relation en question avec le gars, il va bien falloir lui parler... »)

Mais pour l'instant, Martine a choisi de ne pas nommer les choses. Et cela la met devant un dilemme qui fait grossir la boule qu'elle a au ventre depuis des mois.

D'un côté, dit Martine, j'ai peur que si j'en parle à Noémie, elle aille le rapporter à son chum. J'ai peur qu'il la pousse à couper le lien avec moi, avec nous.

Et de l'autre côté, si je ne lui en parle pas et qu'elle se met encore plus en danger, qu'elle tombe dans la drogue ? Je vais me dire quoi ? Que j'aurais dû parler.

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Récemment, Martine est allée prendre un long café avec Maria Mourani, l'ex-députée fédérale d'Ahunstic-Cartierville, qui a fait beaucoup de pédagogie sur la prédation des gangs de rue en matière de prostitution. Mme Mourani lui a parlé de son ultime projet de loi (C-452, j'y reviendrai demain), qui va faire la vie dure aux pimps et qui n'attend que le décret du Conseil pour être mis en application.

« Maria m'a demandé si j'avais déjà parlé à Noémie des risques qu'elle tombe dans ce piège-là, quand elle était ado... Ben non ! J'ai toujours pensé que moi, dans mon milieu, dans mon quartier, j'étais loin de cette réalité. Je pensais que les filles qui tombent dans les pattes d'un proxénète, elles sortent d'un centre d'accueil, que ce sont surtout des fugueuses... »

Martine avait tort, elle le sait maintenant.

Là-dessus, je cite Dominic Monchamp, lieutenant-détective à la section de la lutte contre l'exploitation sexuelle du SPVM, lors de son témoignage en appui à C-452 au Sénat canadien, en février 2015 : « Les victimes d'autrefois, issues des centres de jeunesse, des familles brisées, qui souffraient de carences affectives et de difficultés graves, sont toujours présentes. Il s'agit de la principale marchandise cible pour ces individus. Ce qui a changé dans ce portrait, ou plutôt ce qui s'y est ajouté, au cours de la dernière décennie, c'est des victimes qui proviennent de tous les milieux. C'est des personnes qui ne viennent pas de milieux défavorisés ou de familles brisées. Il s'agit de personnes dont on n'aurait jamais pu imaginer qu'elles se retrouveraient dans ce milieu. »

Noémie, quoi.

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Martine garde le lien avec Noémie, l'arrose chaque jour. Mais elle se retient de dire à sa fille tout ce qu'elle voudrait lui dire, si nommer les choses ne risquait pas d'empirer la situation...

Elle passe des messages, subtilement : l'autre jour, Noémie devait venir à la fête de sa grand-mère, mais elle ne s'est pas pointée. Martine lui a envoyé un message : « Es-tu OK ? Ça te ressemble pas de manquer la fête de Mamie. Tu m'inquiètes, chérie. Tu sais que ma porte est toujours ouverte ? »

Ici et là, quand elle voit Noémie, elle laisse tomber de petits morceaux de pain sous forme de messages à double sens, en espérant que ça aide un jour Noémie à retrouver le chemin de la maison, de la lumière...

« Je suis toujours là pour toi. »

« La famille, c'est important, Noémie, tes soeurs t'aiment tellement... »

Et, cent fois, mille fois : « Je t'aime. »

C'est immense, et quand je raconte ce que fait Martine à l'intervenante Chantal Fredette, elle ne tarit pas d'éloges, me demande de faire ce message à Martine : « Vous êtes une mère extraordinaire. »

C'est immense, mais en même temps, ça ne semble pas suffisant aux yeux de Martine. Elle se retient d'en dire plus.

Martine a trop épié le milieu toxique dont Noémie est prisonnière pour ne pas savoir les risques, pour ne pas savoir la violence qui guette sa fille. Et elle ne veut pas, involontairement, déclencher cette violence.

Alors pour l'instant, Martine se contente de faire semblant de jouer à une forme tordue de cachette avec Noémie, en plein brouillard. Une image adéquate, je pense, le brouillard : il y a tant de zones grises dans le cauchemar qui est le sien, celui de Noémie. C'est ce que je vous disais, hier : dans un film hollywoodien, Martine serait une Mère Courage qui prend les grands moyens pour éradiquer le pimp et son réseau. Dans la vie, dans la vraie vie, c'est plus gris. Il faut que tout soit gris pour que Martine ait même peur, parfois, que la police l'arrête, le beau Jules, le chum-pimp.

« Disons qu'ils l'arrêtent. Une fille, ça rapporte plus que 100 000 $ par année. Le pimp a-t-il un boss ? Ce boss-là, il va simplement laisser sa marchandise s'en retourner à la maison, sans rien dire ? J'ai peur qu'elle tombe sur un autre pimp, violent, sur un pimp qui va essayer de la vendre dans une autre province. »

***

J'ai eu un flash, en revenant au bureau. J'ai demandé à Martine de m'envoyer des notes, un peu comme des cartes postales : ce qu'elle dirait à Noémie si elle était totalement libre de lui dire ce qu'elle veut, là, maintenant, tout de suite. Voici des extraits de ce que Martine m'a envoyé, quasiment dans les dix minutes qui ont suivi...

Le jour où tu t'es décidée à te montrer le bout du nez, tu m'as changée pour toujours, tu as fait de moi la maman forte que je suis, tu m'as fait comprendre ce que c'est d'aimer inconditionnellement.

J'ai toujours été là pour toi, je suis toujours là pour toi, je serai toujours là pour toi. Le cordon ombilical, ça se coupe seulement quand la maman meurt.

Je t'aime, peu importent tes choix, je veux juste t'aider, je veux juste continuer d'être ta maman encore longtemps. J'ai si peur de te perdre, peur que tu t'y perdes.

Je sais que tu mérites mieux, tu es exceptionnelle. Tu le sais, on te l'a toujours dit, on te le répète. L'avenir t'appartient, viens avec nous, on pourra t'aider à le réaliser car on croit en toi, sans jamais rien exiger en retour. Au fond, c'est ça une vraie famille !

Je ferais tout pour toi, je t'aime tant, je t'aime plus que tout.

Je suis forte, je tiens le coup, mais si tu devais disparaître, je ne m'en remettrais pas, je mourrais de chagrin.

Reviens, je t'en supplie.

Sur les sites d'utilisateurs d'escortes, où les filles sont évaluées comme on évalue un restaurant sur TripAdvisor, personne n'a peur de nommer les choses. De Noémie, on dit notamment ceci : « Excellente collaboration. »