Noël approchait et comme tout le monde, j'étais sur les rotules, un peu indifférent au bruit du monde. Puis, dans ce bruit, une dépêche s'est démarquée : « L'épouse du blogueur saoudien Raif Badawi, Ensaf Haidar, a reçu mercredi à Strasbourg le prestigieux prix Sakharov pour la liberté de l'esprit du Parlement européen au nom de son mari, détenu en Arabie saoudite pour "insulte" envers l'islam... »

Raif Badawi est ce Saoudien qui a milité pour une glasnost à la saoudienne, pour avoir appelé à un peu de liberté dans cette théocratie islamiste à la rigueur stalinienne. Pour cela, il a été condamné à 10 ans de prison et à 1000 coups de fouet. Depuis, Raif Badawi fait l'objet d'une vigoureuse campagne mondiale : partout, sa libération est réclamée.

C'est ainsi qu'on trouve sa femme Ensaf Haidar, réfugiée à Sherbrooke avec leurs trois enfants, sur toutes les tribunes pour réclamer la libération de celui qu'elle aime.

« Badawi » et « Sakharov » dans la même phrase, l'un touchant l'autre par-delà le temps et les circonstances : wow.

Car Sakharov, physicien soviétique dissident, militant des droits de l'homme quand l'URSS broyait ses hommes et ses femmes, est un monument de la lutte pour les droits fondamentaux. Auteur en 1968 de « Réflexions sur le progrès, la coexistence et la liberté intellectuelle » dans la Russie totalitaire, Sakharov a été emprisonné et persécuté par le Kremlin. Prix Nobel de la paix en 1975, sa libération en 1986 a coïncidé avec le début de la chute de l'empire soviétique : Sakharov, c'est Nelson Mandela sans la mystique médiatico-culturelle de Mandela ; Sakharov est dans la très courte liste de ces êtres humains dont la force morale a fait plier des dictatures.

Un prix porte le nom de Sakharov et Raif Badawi a reçu ce prix cette année. Et c'est sa femme, Sherbrookoise depuis deux ans, qui est allée chercher le prix à Strasbourg. Ce n'est pas comme gagner un prix Artis, je vous le concède. Mais c'est quand même gigantesque...

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Quand je suis arrivé dans son appartement de Sherbrooke, Ensaf Haidar revenait tout juste de Strasbourg. Ses trois enfants grouillaient partout - Najwa, 12 ans, Doudi, 11 ans, et Miryam, 8 ans - autour de l'arbre de Noël du salon. Doudi, déjà québécisé par ce formidable intégrateur qu'est l'école, s'est assis à table pour écouter la conversation, copie carbone de son père.

Mme Haidar pèse ses mots quand elle vous parle. Elle vous racontera volontiers les détails factuels de sa vie et de celle de son mari en Arabie saoudite, de sa fuite au Liban, de son relogement au Canada sous l'égide du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Mais pour les critiques du régime saoudien, il faudra repasser. La quête de Mme Haidar pour la libération de son célèbre mari est tout aussi personnelle que politique, et en cela, cette quête exige une forte dose de diplomatie. C'est parfaitement compréhensible.

Ensaf Haidar parle et comprend le français, mais l'entrevue s'est déroulée en arabe - traduite par Mireille Elchacar d'Amnistie internationale, section de Sherbrooke -, justement parce que chaque mot compte dans cette partie d'échecs engagée avec le régime saoudien pour la libération de son dissident le plus célèbre.

Mme Haidar m'a donc dit à peu près ce qu'elle avait dit à Strasbourg devant le Parlement européen.

« L'Arabie saoudite sait que Raif est un prisonnier d'opinion, qu'il n'a commis aucun crime. Il a toujours écrit de façon respectueuse, sans attaquer personne [...], il devrait être libéré : il n'a commis aucun crime. » - Ensaf Haidar

Elle convient que Raif Badawi a cru « un peu naïvement » que son blogue prônant une libéralisation de la vie politique et morale en Arabie saoudite serait toléré. « Il disait : "Je ne dis rien de mal, ce n'est pas grave, je n'attaque personne..." »

C'est devenu grave avec le Printemps arabe, qui a (brièvement, dans la plupart des cas) libéré la parole (à défaut des peuples, ultimement) en Tunisie, en Égypte, en Syrie, à Bahreïn et en Libye, notamment. Les pétrodictatures du Golfe ont rapidement cessé de tolérer les modestes prises de parole, craignant des printemps dans leurs déserts. L'arrestation de Badawi s'inscrit dans ce ressac.

D'où le combat d'Ensaf Haidar, qui espère qu'un jour son mari viendra la rejoindre à Sherbrooke, après sa libération.

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L'Arabie saoudite est un trou noir, je ne comprends pas que nous traitions ce pays avec respect. « Nous » étant l'Occident. Voici une dictature violente qui ne tolère à peu près aucune dissidence politique, qui condamne à mort les critiques les plus soft de l'islam. Pourtant, c'est un allié de l'Occident.

Cherchez un mot vraiment dur contre l'Arabie saoudite chez les dirigeants canadiens, français, américains, britanniques... Vous allez chercher longtemps, à moins de chercher en suédois.

Je sais, je sais... L'Arabie saoudite sunnite a le mérite d'être un pompiste fiable pour l'Occident et un allié régional sûr contre l'Iran chiite. Pour tout cela, nos dirigeants vont faire une génuflexion à Riyad quand le roi saoudien meurt et évitent généralement de décrire l'Arabie saoudite pour ce qu'elle est : une dictature violente. L'Arabie saoudite, c'est une petite URSS du désert, avec ses crimes de pensée et ses procès fantoches.

L'Arabie saoudite est aussi « un État islamique qui a réussi », pour reprendre les mots de l'auteur algérien Kamel Daoud, un pays qui finance l'exportation d'un islam radical (le wahhabisme) auquel le djihad carbure, qui inspire les fous de Dieu partout, jusque dans les rues de Paris. Jamais un mot là-dessus, dans nos chancelleries. Heureusement, les sociétés civiles commencent à s'éveiller aux déversements toxico-idéologiques saoudiens : lisez mon collègue Sirois, dans La Presse de dimanche dernier...

C'est un peu pour cela que Raif Badawi est important. Parce que son sort nous aide à comprendre le vrai visage de ce faux ami saoudien, grand exportateur des causes du mal islamiste radical.

Je sais qu'il y a des gens qui disent que nous ne devrions pas nous émouvoir du sort de Badawi, un Saoudien : il n'est pas québécois, pas canadien. C'est une vision réductrice de la solidarité humaine, je trouve. Permettez donc que je cite le discours d'acceptation du Nobel de Sakharov, lu par sa femme Elena Bonner en 1975 : 

« J'aimerais finir ce discours en exprimant mon espoir en une victoire finale des principes de paix et de droits de la personne. Le meilleur signe qu'un tel espoir se concrétise serait une amnistie politique généralisée dans le monde, la libération des prisonniers de conscience partout. La lutte pour une amnistie politique générale est une lutte pour l'avenir de l'humanité. »