Un médecin qui tue ses deux enfants. À coups de couteau. Il y a quelque chose dans la nature de l'affaire Turcotte qui a ébranlé la psyché québécoise, avant même l'issue du premier procès qui a débouché sur un verdict de non-responsabilité criminelle.

D'autres parents ont pourtant tué leurs enfants sans que la Nation en fasse une affaire quasi personnelle. Tenez, si je vous dis « Sonia Blanchette », ça vous sonne une cloche ?

C'est ce que je pensais.

Turcotte, donc. Un second procès, ordonné en appel. Mais on sentait, ce coup-là, que les procureurs de la Couronne René Verret et Maria Albanese étaient plus vifs que ceux du premier procès, on sentait que les défenseurs de Turcotte, les rusés frères Poupart, n'allaient pas dans les coins de patinoire avec la même facilité qu'au premier procès...

Puis, dimanche, Turcotte est reconnu coupable.

Isabelle Gaston, mère d'Olivier et d'Anne-Sophie, a lâché un « Yes » soulagé. On ne l'a pas entendu, mais c'est comme si, au même moment, le Québec au grand complet avait laissé échapper un « Fuck yeah » rageur...

Et c'est ici que je vous présente le psychiatre Pierre Bleau, celui que la Couronne a fait témoigner le 10 novembre dernier pour présenter l'état des connaissances en psychiatrie quant au « trouble d'adaptation » dont aurait souffert Turcotte le 20 février 2009, le poussant à tuer ses deux enfants et à tenter de se suicider.

Le Dr Bleau a eu une formule-choc qui a frappé l'imaginaire des journalistes couvrant le procès et celui des Québécois captivés par cette affaire. En psychiatrie, a-t-il dit, le trouble d'adaptation n'empêche pas de réfléchir, ne pousse pas au meurtre : « C'est comme le rhume de la psychiatrie. »

BOUM, comme dirait l'internet.

Puis, samedi, au sixième jour des délibérations, le jury a demandé à réentendre les trois heures du témoignage du psychiatre.

Le lendemain, dimanche, le verdict des 11 jurés tombait : coupable. L'image de l'expert a peut-être été la mise en échec qui a sonné le camp Turcotte...

« On chuchote que votre témoignage a été un tournant dans le procès, docteur...

- C'est ce qu'on dit, me répond-il dans son bureau de l'Hôpital général de Montréal, hier matin, où il travaille aux urgences. Moi, je suis allé dire la vérité. Je considère que ce n'est pas moi qui ai fait du bon travail, c'est le jury. C'est lui qui a bien travaillé dans ce procès. »

L'ironie, c'est que Pierre Bleau ne s'est à peu près pas intéressé à l'affaire Turcotte depuis le meurtre d'Olivier et d'Anne-Sophie.

« Le matin, je lis La Presse. Je regarde les titres, je m'attarde à ce qui capte mon attention. Mais le procès Turcotte, ça ne m'a jamais intéressé. Je savais que ça existait, bien sûr, sans en connaître les détails. J'ai commencé à m'intéresser à ce procès le 5 novembre, quand j'ai rencontré les procureurs.

- Sérieux ? dis-je, un peu interdit.

- Le dimanche, avant de témoigner, me croiriez-vous si je vous disais que je ne savais pas l'âge des petites victimes ? »

L'explication pour ce désintérêt est très simple, m'explique celui qui enseigne à McGill (expertises en suicide et en anxiété). « Dans mon travail, je côtoie la misère humaine et la souffrance chaque jour. Quand j'arrive à la maison, sincèrement, j'ai envie de m'intéresser à autre chose... »

Ceci expliquant cela, le Dr Bleau a été témoin expert des dizaines de fois dans des litiges civils. Mais jamais au criminel... Jusqu'au 10 novembre dernier.

Quand la Couronne l'a invité à témoigner - il n'a jamais parlé à Turcotte -, Pierre Bleau a accepté rapidement. « Je me suis dit que j'allais pouvoir dire ce qu'est un trouble de l'adaptation et ce que n'est pas un trouble de l'adaptation. Je me voyais comme étant là pour témoigner pour la science. »

Un trouble de l'adaptation, c'est la réaction à un stresseur grand ou petit, illustre-t-il. Dans le grand totem des troubles psychiatriques, c'est tout en bas, l'équivalent d'un rhume pour le médecin de famille. « C'est-à-dire qu'il n'y a pas de médicament qui va régler ça, il n'y a pas de remède. »

Pierre Bleau prend le cas d'un divorce pénible, qui peut accaparer toutes les pensées d'un mari éploré sans le pousser à tuer ses enfants, même si son trouble d'adaptation reste très douloureux.

« Mais quand on a un trouble de l'adaptation, ce n'est pas vrai qu'on ne fait plus la différence entre le bien et le mal. » Comme le prétendait la défense de Guy Turcotte.

Il existe des troubles psychiatriques liés au meurtre non volontaire (les psychoses, la démence). Il en existe d'autres qui poussent au suicide (les troubles de l'humeur, principalement). Or, Turcotte qui a tué et qui a tenté de se suicider ne présentait aucun de ces symptômes.

Pour Pierre Bleau, « et pour la majorité des psychiatres », tenter de faire tenir deux meurtres et une tentative de suicide - en affirmant qu'on ne sait pas ce qu'on fait et qu'on n'est pas responsable - sur un trouble d'adaptation est parfaitement incompatible avec le DSM-5, la grande bible des maladies psychiatriques.

« Dans ce qu'on a vécu autour de ces procès, je peux dire que des concepts qui sont pourtant clairs ont été étirés.

- Étirés par qui, docteur ? »

Il hésite un peu, il cherche ses mots deux secondes, peut-être veut-il épargner des innocents. Peut-être que c'est juste moi qui paranoïe, aussi...

 « Par le jeu de la justice », finit-il par dire.