En 1946, R.J. Reynolds le proclamait dans ses pubs : plus de médecins fument des Camel ! Bref, le message qui se faufilait dans les esprits de nos aïeux était clair : si un médecin fume, c'est que ça doit pas être si mauvais que ça, fumer. En plus, c'est bon pour la gorge. Le médecin le dit !

Avec le recul, c'est parfaitement débile que des médecins incitent à fumer : la cigarette cause tout un buffet de maux, du cancer aux maladies cardiovasculaires, sans oublier que ça donne la même haleine que Belzébuth...

Mais la bataille pour influencer l'esprit des consommateurs, elle, fait toujours rage, toujours incessante. Toujours subtile.

Elle a lieu présentement, bien souvent sans que nous ne nous en apercevions. Le lobby du bacon, par exemple, se demande comment vous faire douter de cette méta-analyse qui confirmait que la consommation de charcuteries augmente (un peu) les risques de développer un cancer.

Mais je veux parler du sucre ce matin, un exemple parmi cent de cette bataille pour nous faire voir le monde d'une certaine façon, et pas d'une autre.

Il y a du sucre partout, dans tout. Même dans des trucs salés. Et, bien sûr, il y a toute une galaxie de boissons sucrées pour nous désaltérer. Des boissons gazeuses (Coke) aux boissons énergétiques (Gatorade) en passant par les boissons énergisantes (Red Bull) et le jus (Tropicana), pour ne nommer que celles-là.

Pour nous inciter à boire ces boissons sucrées, il y a la pub.

Et dans les pubs, il y a des stars du sport professionnel. Au Canada, le prodige du hockey Sidney Crosby est le visage de Gatorade et la vedette du soccer Christine Sinclair est utilisée par Coca-Cola pour vendre du Coke.

Pour Yoni Freedhoff, professeur de médecine à l'Université d'Ottawa et spécialiste de l'obésité, utiliser des athlètes professionnels - parangons de santé - pour vendre des boissons sucrées, c'est aussi contradictoire que ces médecins de l'ancien temps qui vendaient des cigarettes.

J'ai d'ailleurs parlé du Dr Freedhoff en mai dernier :

« Boire une boisson qui contient 10 cuillerées de sucre ajouté, ce n'est pas très santé. Et les athlètes professionnels ne devraient pas faire ça, m'a-t-il dit en entrevue. Aucun athlète ne vendrait des cigarettes, même si ce n'est pas interdit. La société ne l'accepterait pas. »

Mais la société, en 2015, accepte que Sidney Crosby et Christine Sinclair et d'autres disent aux masses, et en particulier aux jeunes, de boire du Gatorade et du Coke. Pourquoi ?

Ça revient à cette bataille pour nos esprits dont je parlais plus haut. L'industrie du sucre déploie son génie partout pour nous faire oublier que le sucre est nocif pour la santé, que le sucre, ultimement, tue. Et les pubs de Crosby et Sinclair ne sont que la partie visible de ces efforts.

(Le sucre tue, j'insiste. La consommation de boissons sucrées a un lien direct avec l'obésité, plus encore que la malbouffe. L'obésité, grand mal de notre temps, accroît les chances de souffrir de maladies cardiovasculaires et de diabète de type 2. Au Canada, l'obésité est devenue par exemple LA cause de décès évitable, dixit le Dr Freedhoff.)

Ce que je vous dis là fait consensus en science : le sucre, c'est nocif, ça rend malade et ça peut tuer. Et comme il y a du sucre dans tout...

Le problème, c'est bien sûr que le marketing crie plus fort que la science, c'était vrai pour la cigarette, c'est vrai pour le climat et c'est vrai pour le sucre.

Et que pensez-vous que le marketing dit à propos du sucre ? Il ne dit rien sur le sucre, il vous montre Sidney qui met la rondelle dans la lucarne avant de boire une gorgée de Gatorade, et le message est clair : buvez du Gatorade, vous allez en scorer, des buts.

Et dans la bataille subreptice pour nos esprits, le marketing du sucre finance aussi des études scientifiques, faites par des scientifiques réputés. L'été dernier, Yoni Freedhoff a mis le New York Times sur la piste d'une enquête qui a mené à un scoop qui a embarrassé Coca-Cola : le géant de la boisson sucrée a dépensé des millions, ces dernières années, pour financer des études scientifiques qui visent à disculper le sucre comme engrais principal de l'obésité.

« Coca-Cola Funds Scientists Who Shift Blame for Obesity Away from Bad Diets », assénait en août la manchette du NYT : Coca-Cola finance des scientifiques pour faire dévier les causes de l'obésité loin des habitudes alimentaires...

En finançant des scientifiques et des études bien ciblées, Coca-Cola souhaite entretenir le flou sur le rôle des boissons sucrées dans l'épidémie d'obésité qui frappe les États-Unis, épidémie qui n'épargne pas le Canada.

« Le but de l'opération, m'a dit Yoni Freedhoff, c'est d'être des marchands du doute. Ce n'est pas d'inonder le marché des idées avec des études "positives", mais que ces études ne soient pas forcément négatives... »

Semer le doute. Les cigarettiers ont fait pareil pour diluer le lien tabac-cancer. L'industrie énergétique fait la même chose pour diluer le lien énergies fossiles-réchauffement climatique.

Évidemment, une fois ces études menées et publiées, la machine de marketing de Coca-Cola, nommée Global Energy Balance Network - qui ne disait pas être affiliée à Coca-Cola jusqu'au scoop du New York Times - s'empressait de relayer ces études, qui disaient principalement que bouger est peut-être plus important que compter ses calories pour prévenir le gain de poids.

Ce qui est, d'un point de vue scientifique, faux.

Mais c'est une fausseté qu'encore beaucoup, beaucoup de gens croient. Une croyance qui profite aux pushers de sucre. D'où la contradiction de faire du sport et boire du Gatorade, peut-être aussi folle qu'un médecin qui suggère de fumer.

Mais le terrain de bataille, ici, n'est pas la vérité scientifique. Le terrain de bataille, c'est le cerveau des consommateurs.

PHOTO TIRÉE DE L'INTERNET

Au Canada, le prodige du hockey Sidney Crosby est le visage de Gatorade.