Stéphane et Lucie habitent le même bungalow de Dollard-des-Ormeaux depuis 31 ans. Ils me racontent leur vie sur la terrasse qui donne sur la cour, qui donne sur un parc, par un soir frais et récent.

Dans le parc, des arbres matures, magnifiques. Ces arbres, dans les années 80, étaient petits, petits comme leurs fils Olivier et Antoine.

Ils se rappellent quand Antoine et Olivier jouaient avec les autres ti-culs du quartier, dans ce parc.

À la fin de l'année dernière, alors que la neige recouvrait la cour et le parc, Stéphane et Lucie ont senti que le moment de leur départ approchait.

« Ce sera notre dernier hiver ici », a alors déclaré Lucie.

Et en mars, Lucie et Stéphane ont mis une pancarte « À vendre » devant leur bungalow de Dee-Dee-Oh, comme on dit ici, dans l'Ouest-de-l'Île. Ils rêvaient des Laurentides, pour leur retraite qui approche.

Sauf qu'après six mois sur le marché, la maison ne se vend pas.

C'est dur de vendre une maison où quelqu'un est mort. Et il y a trois ans, presque trois ans jour pour jour, leur fils Olivier s'est pendu dans le sous-sol. Il avait 25 ans.

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Le Québec est la seule province canadienne qui oblige les vendeurs à divulguer s'il y a déjà eu un suicide ou une mort violente dans un immeuble qu'ils mettent sur le marché.

Ailleurs au Canada, cela est fortement suggéré, pour se protéger en cas de recours civil. Aux États-Unis, ça dépend des États : la moitié prescrivent une forme ou l'autre de divulgation des suicides ou des meurtres ayant eu lieu dans un immeuble.

Au Québec, la divulgation obligatoire est le fait de l'Organisme d'autorégulation des courtiers immobiliers du Québec (OACIQ), pas d'une loi, pas du Code civil.

L'OACIQ a décidé de nommément inclure la divulgation d'un suicide ou d'une mort violente dans sa nouvelle déclaration de vendeur, il y a quelques années. L'idée, m'a dit son président Robert Nadeau, est d'assurer la tranquillité de toutes les parties impliquées dans une transaction.

« Le courtier a l'obligation de dévoiler tout facteur pouvant diminuer la valeur de la propriété, de tout facteur pouvant rendre le consentement vicié. »

« Tout facteur » ?

C'est tout et c'est... n'importe quoi ! Pas seulement les cas évidents de vices pouvant toucher la structure (incendie) ou la santé humaine (moisissures, plantations de pot).

Un exemple : quand le 1000 de la Commune, luxueux immeuble de condos du Vieux-Montréal, a fait la manchette comme lieu abritant des dizaines de membres du crime organisé, l'OACIQ a conseillé à ses membres de divulguer ce fait aux acheteurs potentiels.

Mais la mort non naturelle est un « facteur » qui irrite suffisamment d'acheteurs pour que l'OACIQ décide, en 2012, de lui consacrer sa propre clause dans la déclaration de vendeur. La clause D13.8, qui pose la question : « À votre connaissance, y a-t-il déjà eu un suicide ou une mort violente dans l'immeuble ? »

Et vous devez cocher Oui ou Non.

J'attire votre attention sur l'adverbe « déjà », dans la clause D13.8. « Déjà » désigne ce qui est arrivé avant, précédemment. Y a pas forcément de limite à « déjà ». Si vous apprenez que quelqu'un s'est suicidé en 1995 dans la maison que vous voulez vendre demain, quand vous n'y habitiez pas, il faut divulguer ce suicide.

Même avant l'avènement de la clause D13.8, la seule possibilité qu'il se soit produit une mort violente était suffisamment litigieuse pour entraîner une divulgation. Ainsi, en 2014, le comité de discipline de l'OACIQ a condamné une courtière à 2000 $ d'amende parce qu'elle avait minimisé en 2011 « l'importance de divulguer une information capitale » avant la vente d'une maison.

L'« information capitale » ?

La maison en question est celle où, en 1970, le FLQ a détenu - et peut-être tué, la question n'a jamais été élucidée - Pierre Laporte. Les vendeurs le savaient. Ils ne l'ont pas dit aux acheteurs.

Même quatre décennies plus tard, la maison en porte encore les stigmates.

Au fil des années, l'OACIQ a ainsi sanctionné nombre de courtiers jugés trop discrets quant à une mort non naturelle survenue dans les murs de la maison qu'ils tentaient de vendre.

Et les tribunaux ont déjà condamné des vendeurs ayant dissimulé des morts violentes passées à leurs acheteurs.

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La face des gens qui songeaient à acheter votre maison change, quand vous leur dites que votre fils s'est pendu dans le sous-sol.

Stéphane et Lucie l'ont dit à une demi-douzaine de personnes, des acheteurs dont certains en étaient à une seconde visite. Il le fallait bien, la clause D13.8 ne laisse pas trop, trop le choix...

Stéphane : « Une dame a eu un mouvement de recul. Elle ramollissait à vue d'oeil. Elle ne voulait plus acheter. » Lucie : « Il a fallu lui expliquer que la maison n'était pas hantée. » Stéphane : « Quand on l'explique aux courtiers, ils sont rassurants. Quand ils en parlent à leurs clients, ça ne passe pas. »

On sait bien pourquoi des gens hésitent - ou refusent - d'acheter une maison où quelqu'un a été tué, s'est suicidé. À cause de ces prodigieuses niaiseries, je parle de croire aux fantômes, je parle de croire aux esprits.

J'ai abordé la question avec Robert Nadeau, le président de l'OACIQ. Je sais qu'il est de bonne foi, qu'il ne veut que protéger toutes les parties impliquées dans une transaction immobilière, incluant ses courtiers...

Qu'importe, notre échange à ce sujet fut un peu surréaliste : 

Moi : « Les esprits, ça n'existe pas... »

Lui : « Mais dans certaines religions, on croit que... »

Moi : « Je veux bien, mais ça n'existe pas. »

Lui : « C'est votre point de vue. C'est un point de vue personnel, de savoir si ça existe ou pas. À partir du moment où on dit ça, l'appréciation devient personnelle à chacun. Ça peut être une question de religion, de vécu... Pour certaines personnes, ça peut même être pire que s'il y a des moisissures. »

C'est ici que je décroche. Dans tout ce que je viens de vous raconter, la société (via l'OACIQ, via des tribunaux) cautionne l'irrationnel, cimente du stuff de films d'horreur dans le normatif, sans trop se poser de questions sur le fond.

Et le fond, il est limpide : ça n'existe pas, les fantômes, les esprits. Ça n'est pas une question de « point de vue ». C'est... un fait.

Sans compter que légitimer l'irrationnel, ça entraîne de la souffrance : chaque fois que la clause D13.8 force Stéphane et Lucie à parler du 28 août 2012, que pensez-vous qu'il se passe ?

Eh oui... chaque fois, ils doivent dire à des étrangers qu'Olivier, leur fils adoré, en proie à une psychose, ayant reçu son congé d'un hôpital qui n'aurait pas dû le lui donner, est revenu à la maison pour se tuer.

Quoi qu'il en soit, Stéphane et Lucie ont enlevé la pancarte « À vendre ».

Vous pouvez trouver ça irrationnel, mais ils trouvent qu'elle est pleine d'amour, la maison, leur maison.

Ils vont y passer un autre hiver.