Deux journalistes tués pendant un reportage en direct à la télévision, en Virginie. J'ai envie de dire : « Circulez, y a rien à voir. » Mais vous allez me dire : « On a vu. » Oh, pas longtemps, parce que les télévisions ont rapidement cessé de diffuser les images. Mais on a vu et il est difficile d'oublier.

Mais sinon, vraiment, j'insiste : circulez, y a rien à voir, c'est le carnage ordinaire made in USA. En moyenne, 31 personnes sont chaque jour victimes d'un meurtre commis par balles dans les États de l'Union.

Je vous épargne la multiplication : c'est 11 000 meurtres par année.

De tous les pays industrialisés, l'Amérique compte le plus d'armes en circulation (270 millions, selon l'estimation la plus citée, soit 89 armes par 100 habitants). Il y a bien sûr un lien de cause à effet : aucun pays industrialisé ne compte plus de citoyens tués par balles.

Et si on inclut tous les types de décès par balles - meurtres, suicides et accidents -, les États-Unis comptent 10,2 morts par 100 000 habitants. Au deuxième rang, la Suisse (45 armes par 100 habitants) suit très loin avec 3,84 morts par 100 000 habitants.

La suprématie des Américains en matière de morts par balles est d'une hégémonie absolue.

Une autre statistique surréaliste, folle : un Américain sur trois connaît quelqu'un qui s'est fait tirer dessus, selon une chercheuse de la Duke University.

Pensez-y : un sur trois.

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Le tueur a pris soin de filmer la scène avec une caméra embarquée sur son corps. On dirait des images d'un jeu vidéo, on voit le dessus de l'arme, tenue par le poing du tireur dont on ne voit pas le visage, à la « first person shooter », comme ils disent dans cet univers.

Ici, c'est ce qui frappe l'imaginaire : l'horreur a été diffusée en direct à la télé et en différé sur Facebook. C'est ce qui fait que les meurtres d'Alison Parker et Adam Ward ont fait le tour du monde et du web, c'est pourquoi ils nous épouvantent à ce point : on les a vus mourir.

Pourtant, 29 autres Américains sont morts mercredi dernier, si on se fie aux statistiques habituelles. Leurs meurtres n'ont pas été diffusés en direct à la télévision, ils n'ont pas été diffusés en différé sur le web.

Question plate, et je n'essaie pas de faire de l'esprit de bottine : ceux-là sont-ils moins morts parce qu'il n'existe pas d'images de leurs corps transpercés par les balles ?

Non.

Non, mais à voir nos réactions, à voir la couverture, on dirait bien qu'on est plus mort quand notre assassinat est filmé...

L'époque est numérique, l'époque commande qu'on se filme, l'époque exige qu'on se photographie dans des positions et dans des situations qui auraient été impensables il y a 10, 15 ou 20 ans.

Qu'un perdant se filme tuant deux personnes pour pouvoir diffuser la chose sur Facebook est la suite logique de cette époque numérique, poussée à son horrible absurdité.

Ce qu'on a vu hier est une intersection morbide, celle de la vieille ligne de la mort ordinaire à l'américaine, qui a croisé ce nouvel arc numérique du tout-à-l'image.

Nous reverrons cette intersection sanglante et pixélisée, c'est sûr. Imaginez Sandy Hook ou Columbine, filmée par les GoPro des fous du jour. Ça s'en vient.

Libre à vous de penser que le problème, ce sont les GoPro ou les mises en scène du soi permises par le numérique. J'ai tendance à penser que le problème est l'accès facile à un gun quand la vie nous envoie un embêtement.

Pensez-y : 270 millions d'armes en circulation.

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Un pays si extraordinaire, à mille égards. Un pays qui crée des médicaments et des vaccins qui profitent à toute l'humanité, qui approfondit la connaissance en envoyant des sondes aux confins de l'Univers, qui contribue à l'imaginaire avec des livres, des émissions et des films qui ont des portées universelles...

Et en même temps, à mille autres égards, un pays si brutal. Envers lui-même, d'abord.

Symptôme et cause de cette brutalité :  ce droit absolu de détenir des armes à feu. Forcément, c'est devenu une culture.

Pensez qu'en Floride, les médecins n'ont plus le droit de demander à leurs patients s'ils ont des armes à feu à la maison.

Plus le droit de suggérer à un patient dépressif de remiser ses armes au chalet, le temps que la grisaille passe son chemin, parce que l'accès à une arme fait grimper en flèche le risque de suicide.

Plus le droit de conseiller à des nouveaux parents de mettre sous clé le Glock de la table de chevet de papa, parce qu'un enfant, ça fouille. Et que ça trouve. Et qu'un enfant américain, ça se tue accidentellement par décharge d'arme à feu bien davantage qu'un enfant japonais, canadien ou britannique.

Les médecins floridiens n'ont plus le droit d'entreprendre ces discussions avec leurs patients parce que la National Rifle Association (NRA), premier lobby des armes des USA, a fait pression sur l'État de la Floride pour que les médecins cessent de « haranguer » les patients au sujet du danger des armes à feu...

Un tribunal vient de donner le feu vert à la loi, qui était contestée depuis 2011.

On chuchote que d'autres États vont imiter la Floride.

In Gun we trust.