Les 60 000 enseignants du Québec sont en renégociation de convention collective. Les offres de Québec sont faméliques sur le plan des augmentations de salaire - gel les deux premières années, 1 % de hausse annuelle les trois années suivantes -, mais le fric n'est pas au centre de leur irritation.

Depuis quelques semaines, des dizaines de profs m'ont écrit. Au final, ça fait une mosaïque de témoignages dans lesquels on ne m'a parlé d'argent que par la bande, et pas pour dénoncer ces offres faméliques. On me dit trois choses, au fond, que je vous résume ainsi...

Un, je suis fatigué: c'est crevant ce métier, et ce l'est de plus en plus.

Deux, je dois composer avec de plus en plus d'élèves en difficulté, sans toute l'aide qui devait venir avec ces élèves intégrés dans les classes ordinaires.

Trois, je peux vivre avec le fait que la semaine de travail de 32 heures est un mensonge. Je fais plus que 32 heures, avec la préparation des cours, les corrections et l'implication dans les comités et dans la vie de l'école. Mais faire passer ma prestation de travail à 35 heures sans augmentation de salaire, alors que je fais déjà du bénévolat, ça me fait suer, Monsieur le journaliste.

Un de ces enseignants excédés s'appelle Patrice Bégin. Prof depuis 22 ans, il enseigne le français et la littérature à l'école secondaire Henri-Bourassa, dans le nord de Montréal. À la mi-avril, il a écrit une lettre froide de colère sur la page Facebook des «Profs contre l'austérité», lettre qui a été partagée 4500 fois.

En entrevue, ma première question a porté sur ce qui avait changé dans son quotidien, depuis 1993, depuis ses débuts comme prof. Réponse spontanée, qui rejoint celles de plusieurs de ces profs qui m'ont écrit: «Le nombre d'élèves en difficulté.»

Et les réunions, et les comités, et les tâches connexes qui se multiplient. Mais tout de suite, il est revenu à sa première réponse. «Surtout, surtout: la gestion des élèves en difficulté. C'est parfois 10, 12 élèves sur 30, 32. Quand ils ont été intégrés, on nous disait que les services allaient venir avec.»

À la faveur de la réforme, Québec a poussé pour l'intégration des élèves en difficulté en classes ordinaires. Les «services» - orthopédagogues, orthophonistes, techniciens en éducation spécialisée, tout cet archipel de professionnels de soutien essentiels au développement de ces élèves qui ont des troubles d'apprentissage - n'ont suivi qu'en théorie: quand les commissions scolaires coupent, elles coupent d'abord des orthos, des TES...

Et quand le budget Leitao a coupé 350 millions en éducation, les «services» ont (encore) été réduits par les commissions scolaires. Ajoutez à ça que le gouvernement annonce en négo qu'il veut plus d'élèves par classe, et Patrice Bégin y voit tous les ingrédients pour foutre encore plus le bordel dans la sienne...

«On va se ramasser à 37 élèves, et de moins en moins d'appuis pour de plus en plus d'élèves en difficulté dans nos classes? Ça va être l'enfer.»

Je lui dis que je ne m'explique pas le peu de grogne dans la population devant ces faits, connus, et ce genre de témoignage, également publicisé...

«Je sais, rétorque-t-il. On dit que l'éducation, c'est important. Mais où sont les gens? Quand on manifeste, on se fait dire qu'on est bien payés...»

Non, quand les profs se rebiffent, quand ils commencent à pester - pas pour le fric, je le répète, mais pour les conditions d'enseignement -, ces profs se font dire préventivement que leurs moyens de pression ne devraient surtout pas «nuire aux élèves»...

Et quand j'entends cela, je capote. Une autre preuve qu'on se fiche de l'école: nous sommes plus durs avec ceux qui protestent contre l'effet des compressions que contre ceux qui les imposent, ces compressions.

Dans sa lettre, Patrice Bégin a ironisé sur les moyens de pression à venir: «Que voulez-vous que je fasse? Que je continue à coller des Post-it dans les toilettes de mon école? Que je m'habille en noir? Que j'aille manifester, seul, au milieu d'un lac, un mardi du mois du juillet, dans le parc La Vérendrye afin de ne pas trop déranger?»

Patrice Bégin fait le calcul: à son âge, avec ses années de service, il lui reste deux conventions collectives avant la retraite. Il regarde ses classes grossir, il voit de moins en moins de ressources pour aider les enfants en difficulté: ça va forcément affecter l'enseignement qu'il donne à l'ensemble de la classe.

Il fait une analogie avec les infrastructures. Prends une ville qui néglige ses ponts, ses viaducs, dit-il. C'est dans 10, c'est dans 20 ans que ça va péter. «Or, dans 10, dans 20 ans, c'est un autre maire qui sera là...»

La leçon du prof Bégin est limpide: ce qui porte ses fruits dans 10, dans 20 ans, ça n'a pas de valeur électorale. Le déficit zéro, par contre, si.

Je relis mes notes et, Patrice, je dois te dire que ton analogie des infrastructures est jolie, mais elle a ses limites. Car quand un morceau de béton se décroche, ça fait quoi?

Ça fracasse le pare-brise d'une auto. Ça fait des manchettes. Ça fait un ministre à interpeller...

Mais un enfant qui décroche, on s'en fout. Même mille enfants qui décrochent, on s'en fout.

Et on s'en foutra encore dans 20 ans.