Vous avez été nombreux à réagir à ma chronique douce-amère de samedi dernier sur les destins croisés de Jean-François Savard et de Jean-Sébastien Synnott, tous deux unis par le même coeur. Quand la mort sème la vie, c'est que le miracle du don d'organes a fonctionné.

Il y a un an, la mère de Jean-François a signé une lettre, dans La Presse, où elle remerciait le personnel de l'hôpital du Sacré-Coeur pour les soins prodigués - en vain - à son fils Jean-François, accidenté de la route l'été précédent.

J'ai retrouvé Manon Pagé sur Facebook pour lui témoigner ma sympathie et souligner le souffle dans la prose de sa lettre. Nous sommes devenus «amis», et c'est ainsi que l'été dernier, j'ai vu passer dans mon fil Facebook un statut sibyllin de Manon, à propos du coeur de son J.-F.

«Ai-je compris que tu sais qui a reçu le coeur de ton fils, Manon?

- Oui, on se base sur des coïncidences, mais à 99,9%, nous sommes sûrs du lien...»

Le reste, l'histoire de Jean-Sébastien qui a reçu - selon toute vraisemblance - le coeur du fils de Manon, est dans la chronique.

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Vous avez été nombreux à m'écrire pour me dire que cette histoire vous avait rappelé l'importance de signer votre consentement au don d'organes, derrière la carte-soleil.

C'est très bien, dans un contexte où le Québec ne prélève pas tous les organes qu'il pourrait prélever pour aider les patients - plus de 1000 personnes en 2013, là-dessus, 38 mortes «en attente» - qui ont besoin qui d'un coeur, qui d'un rein, qui de poumons, etc.

Mais signer sa carte-soleil n'est pas une panacée et ne propulsera pas le Québec parmi les meilleurs en Occident au chapitre du don d'organes.

D'abord, assurez-vous de dire clairement à vos proches que vous souhaitez que vos organes soient prélevés si vous vous retrouvez en état de mort cérébrale à l'hôpital. Ce sont eux qui décideront, ultimement. Ils ont pour ainsi dire un droit de veto sur votre signature.

Ensuite... Ensuite, ça ne dépend pas de vous.

Ça dépend du système. Et le système hospitalier est encore largement déphasé face aux exigences médicales, logistiques et psychologiques du don d'organes.

C'est le Dr Pierre Marsolais, chef de l'unité de prélèvement des organes de l'hôpital du Sacré-Coeur, pionnier de la chose au Québec, qui m'a fait un état des lieux, ces derniers jours.

D'abord, les chiffres. Les Espagnols sont les meilleurs au monde pour le prélèvement: 35 donneurs par million de citoyens. Le Québec, après un pic historique de 20 donneurs par million en 2013, affiche une moyenne de 17 donneurs.

Traduction: le Québec peut faire mieux. Quand on sait qu'un donneur sauve la vie de sept, huit personnes, ce n'est pas rien.

Premièrement, dit le Dr Marsolais, il faut mieux former les médecins de première ligne qui reçoivent les patients susceptibles de devenir donneurs. «En 2004, j'ai appelé chaque hôpital au Québec pour parler de don d'organes. La moitié des hôpitaux ne se sentaient pas concernés: ils disaient ne pas traiter d'accidentés de la route. Or, c'est un mythe de penser que seuls les polytraumatisés peuvent être donneurs d'organes.»

Victimes de crises cardiaques, d'AVC, de noyade: tous des donneurs potentiels, note le spécialiste. «Seuls 19% des donneurs sont des accidentés.»

Deuxièmement, un hôpital doit décider que le don d'organes est important, au même titre que le fait de sauver un patient qui est entre la vie et la mort. Parce que ces organes à prélever signifient, justement, la vie pour une poignée de personnes.

«Les places de lits en chirurgie et en soins intensifs sont limitées. Dans ce contexte, il y a des frictions entre spécialistes. Qui doit occuper un lit? Le patient qui peut être sauvé, ou le patient qui, fatalement, va mourir, mais pourra donner ses organes? Très vite, le chirurgien thoracique - disons - va venir me voir pour dire: «Ton patient va mourir et il occupe un lit. Mon patient peut vivre et il n'a pas de lit...»»

Dilemme épouvantable, bien sûr. Qui choisir?

Personne, au fond, croit le Dr Marsolais. Il faut que les patients qui vont semer la vie en mourant aient des ressources, tout simplement. Par exemple une unité réservée au don d'organes comme celle qu'on retrouve à Sacré-Coeur.

Troisièmement, il faut cultiver l'humanité chez le personnel. Bête, hein? Mais quand le don d'organes n'est pas une priorité, la possibilité est présentée gauchement aux familles d'un patient qui va mourir.

«La méthode s'appelle le découplage, explique Pierre Marsolais. Une famille qui apprend qu'un être aimé va mourir ne peut pas se faire demander, la minute d'après, si elle veut consentir au don d'organes. Il faut séparer les étapes.»

Une étude suédoise a montré, dit-il, que le simple fait d'inviter la famille à s'asseoir dans une pièce fermée qui compte des chaises fait monter le taux d'acceptation du don. Si le médecin se tait et écoute les proches, ce taux monte encore.

Ça semble simple, ça semble bête. Mais dans le contexte frénétique d'une salle d'urgence, le temps est une denrée rare. Et pour prélever le maximum d'organes, note Pierre Marsolais, il faut bêtement y mettre le temps, dans ce qui reste le pire moment de la vie d'une famille.

«Il faut informer les gens. Et le médecin ne doit pas monologuer devant la famille. Il faut écouter. Ne pas avoir peur des silences, ça améliore l'humanité.»

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Voilà. Vous savez tout. Au fond, le don d'organes est à l'image de tous les pans de l'activité humaine, qui s'améliorent quand on en fait un système bien rodé. Et le système du don d'organes québécois est imparfait. «On se donne bonne conscience en disant simplement que les gens devraient signer leurs cartes de don d'organes», dit Pierre Marsolais.

Mais il y a de l'espoir. Les mentalités changent, une belle preuve étant ce centre de prélèvement créé à Sacré-Coeur, le projet porté par Pierre Marsolais pendant des années, bibitte unique au Québec.

Et à Québec, note le médecin, la cause du don d'organes a un champion, en la personne du ministre de la Santé lui-même. «Président de la Fédération des médecins spécialistes, Gaétan Barrette appuyait le projet de création d'un centre de prélèvement des organes à Sacré-Coeur. Ministre, je sais que c'est un allié.»