Clara a tiré le bas de pantalon de sa mère.

Et la petite, qui n'avait jusqu'alors prononcé que deux mots - «papa» et «maman» -, prononça son troisième.

«Pad! Pad!», a-t-elle dit.

Marie-Paule Morin a eu un choc.

«Je ne peux cacher la technologie de sa vie, note Marie-Paule. Plus que pour moi, plus que pour mes parents, ça fera partie intégrante de sa vie. Comme écrire et nager. Mais de là à faire d'"iPad" son troisième mot?»

S'en est suivi, dans la maisonnée de Marie-Paule et de son chum Laurent Létourneau, un questionnement: quelle est la place que devrait occuper ce bidule dans la vie de Clara?

«Comment, dans les années qui viennent, lui enseigner à utiliser ce qui sera mis à sa disposition - téléphones, montres et autres outils technologiques dont nous ne soupçonnons pas encore l'existence - de façon réellement intelligente?»

Clara voit ses parents manipuler la tablette d'«Appelle» pour lire La Presse+, regarder des films et regarder des photos. Quand l'un des deux parents est en déplacement pour un congrès - ils sont tous deux médecins -, Clara lui parle via Facetime, une application qui permet aux correspondants de se voir en temps réel. La petite a aussi des jeux sur l'iPad.

Le hic, c'est que la tablette a beau n'être qu'un «outil du quotidien» pour Laurent et Marie-Paule, c'est un Graal pour Clara, qui le réclame à cor et à cri. Comment s'assurer que Clara ne soit pas bouffée par les outils de l'ère numérique? «Ça fait partie de mon rôle de parent de lui enseigner ça», philosophe Marie-Paule.

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L'appel à tous que j'ai lancé aux lecteurs de La Presse a suscité un joli lot d'observations émanant de parents qui se demandent comment aider leurs enfants à apprivoiser l'ère numérique. Le questionnement - et le vertige - des Morin-Létourneau est universellement partagé, disons...

Dans la maison de Carl Charest et Véronique Papineau, il y a trois enfants, de 3, 14 et 17 ans. «J'ai des zombies à la maison!», se désole Carl, qui gagne sa vie à faire de la pédagogie numérique depuis des années.

Les ados, s'il n'en tenait qu'à eux, passeraient leurs soirées complètes le nez collé à un écran, note-t-il. Même le petit de 3 ans est attiré par ce trou noir qu'est la tablette...

J'écoute Carl et je pense à une citation de Laurent, le papa de Clara: «Ce qui choque, quand on y pense, c'est qu'il n'y a pas de "fin", avec un iPad. Mets un livre dans les mains d'un enfant, il y a une fin. L'iPad, l'enfant peut passer la journée dessus...»

Carl, lui, a décidé de programmer une «fin» artificielle aux pérégrinations numériques des enfants: «J'ai réglé les paramètres du modem de la maison pour qu'il limite la "consommation" de sans-fil pour chaque machine. La limite, c'est donc une heure de sans-fil par enfant. Ça fait vieux jeu, mais dans mon temps, on jouait dehors!»

Le partenaire d'affaires de Carl dans letube.tv, Mathieu Gaudreault, m'explique qu'il n'y a pas que l'effet ensorcelant des écrans sur les enfants qui entre en ligne de compte. Il y a aussi une sorte de pression des pairs à l'oeuvre...

«Chez nous, la règle, c'est: pas de jeux vidéo, pas d'iPad les jours de semaine. Et il se fait niaiser par ses amis...»

La psychologue Marie-Anne Sergerie, spécialisée dans la cyberdépendance, croit que les parents doivent aussi se poser des questions sur leur propre utilisation des tablettes et téléphones intelligents. «Quel message on envoie à nos enfants, quand nous-mêmes sommes toujours sur nos téléphones?»

Oui, on peut décider de ne pas exposer l'enfant à des tablettes... Mais la psy trouve que c'est une mauvaise idée. «On ne peut pas faire semblant que ça n'existe pas. Je fais un parallèle avec les parents qui insistent pour toujours manger santé. Que fait l'enfant chez ses amis? Il s'empiffre de bonbons...»

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Je sais, je sais...

À toutes les époques, les parents se sont inquiétés des effets de certains divertissements sur leurs enfants. Les parents ont capoté sur la télévision, sur les jeux vidéo...

Mais quelque chose me dit que les écrans auxquels nos enfants sont exposés en 2014 sont tout cela à la fois, et mille fois plus. Mille fois mieux, mille fois pires. Mille fois plus puissants sur les plans culturel, psychologique, social. Avant, nous n'entrions pas dans nos foutus écrans. Oui, quelque chose me dit que ce n'est pas la proverbiale époque-qui-a-changé, que c'est plus que ça...

Quoi? Aucune idée.

Je sais juste qu'il y a quelques mois, le premier mot d'une petite fille d'un an fut «Pad». Peut-être que ce n'est rien d'exceptionnel, juste un enfant qui répète un mot mille fois entendu.

Et peut-être que ce troisième mot prononcé par Clara, c'est aussi et surtout l'écho d'une ère qui s'effrite sous nos yeux avec des conséquences encore insoupçonnées, l'ère Gutenberg où tout, absolument tout, était linéaire...