À l'été 2013, Nadine* était avec sa fille Ève dans la foire alimentaire d'un centre commercial. Du coin de l'oeil, elle a aperçu un petit groupe d'adolescentes qui piaffaient pas loin d'elles. L'une des ados a pris une photo de sa fille à la dérobée.

Nadine s'est levée, a fait quelques pas vers le groupe.

«Pourquoi vous venez de nous photographier?

- Ben là! C'est Ève Tremblay!»

Nadine me raconte l'anecdote pour illustrer la nature perverse de la célébrité numérique, de nos jours. Ève est une adolescente, ni chanteuse ni comédienne. Mais dans l'internet québécois, Ève était «famous», une micro-célébrité dont la vie était suivie sur Facebook (5000 «amis» et 15 000 abonnés) et sur Instagram comme si elle était, à elle seule, une téléréalité.

Fin 2012, début 2013, Nadine réalise que sa fille passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, le nez constamment collé sur un écran. Nadine se souvient de s'être demandé si sa jeunesse à elle avait été si différente, quand, ado, elle pouvait passer ses soirées à parler à ses copines au téléphone, même si elle avait passé la journée avec lesdites copines. «Je me disais: c'est le nouveau moyen de communication.»

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À l'été 2013, Ève se faisait reconnaître partout. Dans la rue. Dans le métro. Aux glissades d'eau, où des jeunes se faisaient photographier avec elle.

Hyperactive sur Facebook et Instagram, Ève ne vivait que dans le regard de ses «amis», de ceux qui la suivaient, pour la plupart des ados, comme elle.

«Ève mettait beaucoup de photos d'elle sur sa page Facebook, par exemple, dit Nadine. Pour vous donner une idée, si une photo ne récoltait que 500 «J'aime», Ève considérait que c'était une mauvaise photo...»

À la maison, Nadine voyait une adolescente, une adolescente au nez collé sur ses écrans. Dans ses plateformes virtuelles, Ève livrait les détails de sa vie, ses pensées les plus intimes, son image - et ses images - au web, autant d'appâts pour attraper des «J'aime», des commentaires, susciter des débats...

On a beau cliquer sur «J'aime» dans des publications de Facebook, ce n'est pas que l'amour qui y règne. La haine s'y diffuse aussi comme un virus et Ève était autant objet d'amour que de «hate», comme on dit en ces choses-là. Des pages Facebook consacrées à la ridiculiser ont fait leur apparition. Une chicane avec une autre micro-célébrité adolescente s'est transformée - je sais que tout cela est absurde - en une sorte de guerre Canadien-Nordiques du XXIe siècle numérique, chacun choisissant son camp...

«Le jugement des pairs est très, très dur, constate Nadine. J'ai lu des horreurs au sujet d'Ève. Pute, salope, on va te tabasser, et j'en passe...»

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Les choses se sont mises à dégénérer dans le réel. Des jeunes venaient cogner à la porte de la maison de Nadine. Un jour, un attroupement s'est créé dans la rue: des ados voulaient qu'Ève sorte de la maison, pour lui sacrer une volée: la police a dû intervenir.

La vie numérique d'Ève rattrapait la maison bien réelle dans laquelle elle vivait avec sa famille. Se débrancher du web, abandonner Facebook? Plus facile à dire qu'à faire, à l'époque, dit Nadine. Qui me cite Ève: «Faut que j'y aille, maman: sinon les gens vont m'oublier.»

L'histoire folle et follement moderne de la petite Ève Tremblay me fait penser à un texte que le blogueur Savignac, du HuffPost Québec, m'a envoyé pour cette série. Un essai lucide, Des discrets au temps des vanités, qui décortique l'époque de l'«ego-marketing». Et un passage me fait penser à Ève, à ce qui nous attend: «Le citoyen moderne se trouve donc en situation de représentation permanente; il spécule jour après jour sur lui-même et sur les autres à la Bourse du paraître...»

Devant les tourments réels causés par la vie virtuelle d'Ève, une décision familiale a été prise: la petite irait vivre avec son père, dans une région éloignée de Montréal. Mais Nadine a compris pendant le déménagement que de nos jours, de la même façon que le réel et le virtuel se fondent l'un dans l'autre, les frontières sont devenues plus poreuses, à leur façon.

«À Berthier, au restaurant où nous avons fait un arrêt pour manger, l'hôtesse qui nous a accueillis a demandé à Ève si elle était LA Ève Tremblay. Ève a répondu oui, évidemment. L'hôtesse a alors dit à Ève, sur le ton de la confidence: «Je suis avec toi...» »

Le déménagement loin de Montréal n'a à peu près rien changé aux tourments d'Ève dans le réel. La nouvelle du déménagement et du changement d'école s'est propagée sur les médias sociaux.

Aujourd'hui, Ève va mieux, me dit sa mère. Elle a fermé son compte Facebook (des comptes à son nom existent encore, des faux), mais elle alimente encore son compte Instagram.

«C'est malsain, dit-elle. L'adolescence est une période difficile dans la constitution de l'identité, de l'estime de soi. On a déjà tendance à se définir par les autres: c'est pire quand 15 000 personnes te suivent...»

La micro-célébrité d'Ève avait un corollaire: une dépendance aux médias sociaux. Nadine utilise le mot dépendance sans hésiter, même si la grande bible de la psychiatrie, le DSM-V, ne recense pas la cyberdépendance. Au Centre Dollard-Cormier, Ève a bénéficié d'une thérapie selon les préceptes d'une dépendance à la drogue.

«C'est nouveau, comme dépendance, m'explique Nadine.

- Elle est dépendante à quoi, selon vous?

- Aux réseaux sociaux. À ce qui se dit sur elle. À entretenir ça...

- «Ça» ?

- L'illusion de la communication. Une pseudo-popularité. Ce mélange de futilités et d'entretien de son image...»

Oh, j'oubliais un truc. Les faits que je viens de vous raconter ont eu lieu quand la Ève avait 13 et 14 ans.

*Tous les noms sont fictifs