Je ne sais pas quoi faire de mes mains.

Quand je suis dans la file d'attente, quand mon interlocuteur au téléphone est plate, quand je suis assis dans le taxi, quand je suis immobilisé à un feu rouge, quand je poireaute au restaurant, quand je me lève le matin, quand je vais au petit coin: je ne sais pas quoi faire de mes mains.

Avant - avant que je ne me prive des outils numériques de notre temps pour ce reportage sur les intersections entre nos vies virtuelles et réelles -, je savais quoi faire de mes mains dans les temps morts de mon quotidien. Je les posais sur mon iPhone.

Depuis mardi, j'ai un vieux «flip phone», ce que ma mère aurait appelé un «téléphone à poche», un LG qui ne se distingue pas par son intelligence et qui défie la mienne. Je peux texter comme en 2008, aussi bien dire l'époque précambrienne en matière de téléphonie: trois lettres par touche.

Savez-vous combien de temps ça prend, écrire «Bcp réfléchi à ce que tu m'as dit à propos du déménagement» sur un téléphone de la préhistoire?

Plus d'une minute.

Jusqu'à mardi soir, j'étais capable d'écrire un texto. Mais j'étais incapable de l'envoyer. Et quand j'arrivais enfin à envoyer un texto, le message était... vide. J'ai finalement réussi à en envoyer un - LOL - intact.

Mon LG n'est pas synchronisé avec mes contacts. Quand un appel entre, je ne vois qu'une série de chiffres, 514-123-4567, qui ne me donnent aucun indice sur l'identité du correspondant qui me cherche. Filtrage des appels: impossible. Je me rappelle alors qu'il fut une époque où je connaissais par coeur le numéro de téléphone de tous mes amis. L'iPhone a tué cette époque. Une partie de nos mémoires est dans le nuage.

Mardi, un premier texto. Mais justement, il n'y a qu'un numéro de téléphone, 514-555-1234. J'ignore qui m'envoie ce message gentil, plein d'empathie, sur mon sevrage naissant. J'appelle.

- C'est Pat Lagacé. Merci pour le texto mais... t'es qui?

- Marie!

Je ne reconnais pas la voix. J'ai dû ravaler ma fierté en prononçant les mots absurdes qui suivent: «Marie qui?» La Marie en question m'informe que la star du web Julien Day a écrit ceci sur sa page Facebook, le jour de mon débranchement: «À 100 likes, je crée un compte Facebook au nom de Pat Lagacé pour prendre sa relève.»

- Il a eu combien de likes?

- 200.

Je ne m'ennuie pas de ce monstre chronophage qu'est Facebook, dans le ventre duquel je perdais un temps fou à lire mon fil de «nouvelles» avec la même curiosité morbide qui nous fait ralentir sur l'autoroute quand une auto a fait des tonneaux dans le terre-plein.

Je ne m'ennuie pas de mes courriels.

Je m'ennuie de Twitter. Pas pour écrire des messages, non: pour me tenir au courant. Twitter était mon lien avec le monde, l'aiguille en intraveineuse qui me tenait au courant de l'actualité. Et en lisant cela, 99,4% d'entre vous roulerez les yeux: 99,4% d'entre vous n'êtes pas journalistes. Je le suis. Je me sens mal si je ne suis pas au courant et il est anormal pour moi d'être largué de la planète info comme un astronaute dont le câble qui le reliait à la Station spatiale s'est rompu. Mardi, après une journée en tournage avec l'équipe de La Presse+, je me sentais coupé du monde comme le Rover qui parcourt Mars (je vous dirais bien son nom, mais je n'ai pas accès à Google).

En réunion de contenu pour Deux hommes en or, l'émission que je coanime à Télé-Québec, je suggère le nom d'un invité potentiel.

- Il était bon, à la radio, l'autre jour, que je décrète.

- Oui, me dit la rédactrice en chef avec un déficit criant d'empathie sur le «i» pendant que les autres se regardent d'un air gêné comme si j'étais un arrière-grand-père à la mémoire défaillante, mais si tu étais dans nos chaînes de courriels, tu saurais que tout le monde dans l'équipe trouve que c'est une très mauvaise idée.

La rédactrice en chef ne trouve pas que c'est une bonne idée de remonter dans le temps pour aller voir en 1994 si j'y suis. Elle trouve que c'est une idée qui emmerde un tas de personnes, à commencer par elle. Elle a raison, mais c'est vous dire à quel point je suis par ailleurs adorable: elle le tolère!

Google. Je m'ennuie de Google. Je suis revenu à l'ère des encyclopédies et des dictionnaires en papier, je suis prisonnier de connaissances imprimées sur des arbres morts, outils statiques, cruellement limités dans leur amplitude. Un exemple: avant mon débranchement, j'ai fixé un rendez-vous téléphonique avec une psy spécialiste de la cyberdépendance. Mais, désormais débranché, je ne peux pas aller consulter son site web avant notre entrevue, entrevue qui a fini par ressembler à un aveugle (moi) tentant de distinguer un érable d'un bouleau en le tâtant...

Mon téléphone à poche sonne.

«Je veux vous rencontrer...»

Un policier de la SQ. Normalement, je l'aurais Googlé, ce flic de la SQ qui voulait me rencontrer. J'en aurais su un peu plus sur lui, avant la rencontre. Là, non. Je n'ai rien su avant de m'asseoir devant lui (rassurez-vous, il ne m'a pas passé les menottes).

Je ne sais pas quoi faire de mes mains. Avant, avec un iPhone, je n'étais jamais seul. Aujourd'hui, au restaurant, je lis le Journal de Montréal, petites annonces incluses. Le matin, je lis Le Devoir qui est immanquablement déposé au pied de la porte de ma voisine. Je souligne des passages d'articles, comme dans le temps de la Ligue à six clubs.

Je laisse des messages sur des boîtes vocales alors que jadis, dans mon autre vie, dans ma vie numérique, j'aurais pu simplement envoyer un courriel, un pas sans histoire dans le grand marathon de la productivité qu'est mon quotidien. Le gars à qui j'ai laissé un message me rappelle: «J'ai vu que tu m'as appelé, je t'ai rappelé tout de suite. Ah, tu m'avais laissé un message?» Je lui répète ce que j'avais dit sur sa boîte vocale. Le temps que je perds, à ce genre de ping-pong téléphonique.

J'ai acheté un agenda Quo Vadis en papier. La page couverture de l'agenda, bizarrement, ne flashe pas pour me rappeler un rendez-vous téléphonique à 15h30. Je rate le rendez-vous téléphonique. L'agenda ne me permet pas non plus de payer mon parcomètre à distance, pas plus que de consulter la météo (j'ai regardé une minute de MétéoMédia à la télé pour la première fois depuis dix ans) ou de m'éclairer quand je monte l'escalier de la cour arrière à minuit.

Jeudi, midi vingt-trois, sur Saint-Urbain au coin de Sainte-Catherine, j'ai soudain eu la puissante et quasiirrésistible envie d'aller rebrancher mon iPhone sur le monde extérieur.

J'ai résisté.

Je résiste encore.

Lundi, je commence à raconter vos histoires numériques.

DÉBRANCHÉ - Je suis débranché 99% du temps. Le 1%, l'exception, le mulligan que je me suis autorisé: je me branche sur le wifi le jeudi dans le jour pour préparer les questions avec l'équipe de Deux hommes en or: ça me permet de travailler sur Google Drive, une plateforme de partage de documents. Oui, je pourrais faire une fugue sur le web, mais l'équipe au complet m'épie avec la hargne de gardiens de prison à sécurité maximum de l'Alabama.

CE TEXTE - Tout comme j'ai le réflexe de tâter ma poche arrière pour en extraire l'iPhone dès que j'ai dix secondes de libre, je viens d'avoir le réflexe d'ouvrir le navigateur pour expédier ce texte à La Presse.



Quelqu'un a une clé USB à vendre?

Et ne me dites pas d'aller sur eBay, les comiques...