Jean-Yves Archambault présidait Groupe Enico, son bébé, entreprise florissante. En 2006, Revenu Québec débarque: vérification fiscale. Pendant des semaines, le fisc passe sa paperasse aux rayons X. Jusqu'ici, rien à signaler.

Quand la vérification a été terminée, la vie de M. Archambault a basculé: le fisc québécois lui réclamait 420 000$. En plus de plonger M. Archambault dans la dépression, l'avis de cotisation a ruiné son entreprise.

Mais M. Archambault était convaincu d'avoir agi selon les règles. Il a commencé à fouiller son dossier. À vérifier, en quelque sorte, les vérifications du fisc. Et ce qu'il a découvert l'a poussé à poursuivre Revenu Québec. Fin 2013, la Cour supérieure lui a donné raison: Revenu Québec a été condamné à lui payer 4 millions de dollars en dommages.

Ma collègue Stéphanie Grammond a récemment raconté l'histoire de M. Archambault, en se basant sur la décision du juge Steve J. Reimnitz.

J'ai lu cette décision (Revenu Québec a interjeté appel). Je l'ai lue et, franchement, j'ai eu... peur. L'abus de pouvoir motivé par la tyrannie du quota est hallucinante.

Le juge a conclu que Revenu Québec avait permis qu'un employé au passé déontologique douteux inflige - sans garde-fou - un avis de cotisation «gonflé» à Groupe Enico, en partie parce que les vérificateurs reçoivent des avantages financiers liés aux avis de cotisation qu'ils délivrent. Bref, plus tu envoies d'avis de cotisation, plus ta paie s'améliore.

Il y a de l'hommerie dans cette affaire scandaleuse, bien sûr. Mais l'hommerie a ses limites. Il y a les hommes, mais il y a aussi les administrations. En l'occurrence, Jean-Yves Archambault a été «tué» par cette arme secrète des administrations publiques: les quotas.

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Partout en Amérique du Nord, les policiers ont des «quotas de tickets». Le nombre dépend des villes et des escouades. Mais les quotas existent.

Le hic, c'est que les services de police nient à peu près tous qu'ils imposent des quotas à leurs agents. Devant l'évidence, devant une fuite qui explique le quota, les boss de la police sortent alors le dictionnaire des synonymes.

Il s'agit de «cibles». Les agents ont des «prestations de travail», comme m'a dit un officier de la police de Montréal il y a quelques années. Il niait même que les agents affectés à la circulation aient une «cible» quantifiable de contraventions quotidiennes à distribuer. Arme «secrète», disais-je.

C'était - et c'est encore - faux. Les agents affectés à la circulation à Montréal avaient alors un quota de 16 contraventions à distribuer chaque jour. Les postes de quartier ont aussi des quotas.

Le lecteur de bonne foi dira qu'il faut bien sanctionner les délinquants. C'est vrai. Mais la pression du quota poussera fatalement le policier à faire du zèle. À «pêcher» au gros dans ce qu'on appelle une «trappe à tickets» plutôt qu'à cibler les comportements véritablement dangereux, par exemple.

L'hypocrisie des administrations quant au concept même de quota est magnifiquement illustrée par le cas de Sylvie Therrien, qui était jusqu'à l'an dernier fonctionnaire à l'assurance emploi.

Mme Therrien a été congédiée parce qu'elle avait révélé au Devoir le quota exact de prestations d'assurance emploi qu'elle avait refuser aux chômeurs. Ottawa niait pourtant qu'il y eût des quotas. En envoyant au Devoir un document interne, Mme Therrien a contredit un mensonge d'État.

Pris la main dans le sac, le fédéral a lui aussi sorti son dictionnaire de synonymes. Pas de quotas, non! Juste des «cibles de performance» !

Prise la main dans le sac, elle, Mme Therrien a été virée.

«On devait refuser de 35 000$ à 40 000$ par mois à des prestataires inscrits ou à des demandeurs. Il fallait trouver la faille pour ne pas leur accorder ces sommes», m'a expliqué l'ancienne enquêteuse en entrevue.

La «faille», des fois, c'était simplement que le chômeur n'avait pas répondu à un bête appel téléphonique d'une enquêteuse comme Mme Therrien.

Selon la dénonciatrice, les superviseurs des enquêteurs touchaient des bonis si leurs équipes atteignaient les quotas annuels de coupes: «L'effet pervers, c'est que plutôt que d'appliquer les règles comme il se doit, on finit par faire un geste parce qu'on a peur, peur de ne pas atteindre son quota.»

J'écoutais Mme Therrien me raconter la tyrannie des quotas à l'assurance emploi et j'ai entendu l'écho de la décision du juge Reimnitz dans l'affaire opposant Jean-Yves Archambault à Revenu Québec.

Dans les deux cas, des quotas ont poussé des fonctionnaires à commettre des injustices. Dans les deux cas, les boss de Revenu Québec et de l'assurance emploi ont refusé de parler de «quotas», employant des euphémismes insultants pour ne pas nommer l'évidence.

Je cite le jugement Reimnitz: «Pour dire les choses clairement autour de cette notion de quotas, il y a une forme de mystère et de réticence de la part des témoins de Revenu Québec à en admettre l'existence, que tous connaissent.»

J'espère qu'un ministre lira cette décision. J'espère qu'il réfléchira à ces mots du juge: «De l'avis du tribunal, cette façon de faire exerce une pression directe sur le vérificateur qui, comme dans le présent dossier, peut conduire à des abus.»