Mesdames et Messieurs, l'entraîneur des Sénateurs d'Ottawa, Paul MacLean, 55 ans, détenteur d'une moustache stalinienne, est un être vil qui n'a aucun respect pour l'esprit de fair-play qui caractérise le Canadien de Montréal.

O.K., j'exagère, mais à peine: bien sûr que la moustache de MacLean n'est pas stalinienne. Elle est plutôt de type Pat Burns.

Pour le reste, c'est exactement ce que pense une frange non négligeable des fans du Canadien de Montréal. Que l'histoire du match numéro 3 de dimanche soir à Ottawa, théâtre d'une dégelée de 6 à 1 du Canadien, c'est ce temps d'arrêt baveux réclamé par le coach MacLean avec 17 secondes à jouer, un intolérable pied de nez à un adversaire déjà étendu sur la glace...

Évidemment, la véritable histoire du match numéro 3, c'est que le Canadien a tenté de se comporter en bully de cour d'école vers la fin du match pour faire oublier sa performance pitoyable dans cette dégelée méritée.

Bah, ce n'est que du sport, et chacun sait que tout fan d'une équipe de sport professionnel laisse son objectivité sur le comptoir de la cuisine, à côté de la boîte d'ailes de poulet surgelées.

Mais l'aveuglement sportif est une belle fable sur la nature humaine et la certitude absolue que «notre» côté - notre famille, notre tribu, notre pays - a toujours raison. Que l'autre côté ne peut qu'avoir tort.

C'est vrai dans les grandes choses: l'Histoire est écrite par les vainqueurs et elle est interprétée par «nos» historiens. Ainsi, l'Amérique a été «découverte» par Christophe Colomb, au diable les peuples indigènes qui y vivaient déjà depuis Dieu sait quand, bien avant 1492.

Et la Deuxième Guerre mondiale a été gagnée quand les États-Unis, mus par un ressort moral et un courage inexistants chez les autres peuples, se sont décidés à aller mater Hitler.

La tragique et sanglante contribution russe sur le front de l'Est?

Il n'en était aucunement mention dans Le Jour le plus long ou dans Il faut sauver le soldat Ryan, donc ça n'existe pas.

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Cette incapacité à se mettre dans les souliers de l'autre se vérifie aussi dans les petites choses, dans nos petites guerres.

Quand je me brouille avec autrui, évidemment que je suis une victime de A à Z. Il ne me vient pas à l'esprit que ma tendance au sarcasme, que ma pugnacité parfois mal placée ou que mon occasionnelle intransigeance aient pu contribuer à une crise des missiles cubaine bien personnelle...

Parlant de la (vraie) Crise des missiles, quand le monde frôla l'apocalypse nucléaire en 1962, voilà un beau cas où «notre» côté de l'histoire s'est incrusté dans la trame narrative de l'Histoire.

L'histoire, c'est que les méchants Soviétiques dissimulèrent à Cuba des missiles nucléaires pour pouvoir détruire l'Amérique plus facilement dans le cas d'une guerre nucléaire. Mais à coup de perspicacité, d'intelligence et de courage, le président Kennedy réussit à forcer les Russes à retirer leurs missiles de Cuba, évitant une guerre nucléaire que l'URSS avait failli provoquer par son arrogance.

La véritable Histoire est un peu plus compliquée que cela. En janvier, le magazine The Atlantic expliquait dans un papier fascinant* que depuis les années 1980, depuis que les archives américaines sur les délibérations du commandement US en 1962 ont commencé à être déclassifiées, les historiens savent que le président Kennedy a largement contribué à l'escalade d'une crise qui aurait pu discrètement se régler à l'amiable avec les Russes.

S'appuyant notamment sur les travaux des historiens Sheldon M. Stern et Philipp Nash, le papier explore les bourdes et péchés d'orgueil des États-Unis dans la gestion de cette crise. Une perle: Kennedy, le 16 octobre 1962, se demande pourquoi le leader soviétique Krouchtchev avait installé des missiles nucléaires dans la cour arrière des États-Unis.

- C'est comme si nous décidions d'aller installer des missiles balistiques de moyenne portée en Turquie (dans la cour arrière de l'URSS). Ce serait mauditement dangereux!

Réponse de son conseiller à la sécurité nationale:

- Nous avons de tels missiles en Turquie, Monsieur le président.

Les historiens savent aussi, désormais, que les États-Unis ont fait une entente avec les Russes : vous enlevez vos missiles cubains, nous enlevons nos missiles turcs. Un deal secret, que Kennedy a menacé d'abroger si l'URSS le révélait.

À ce jour, la version mythique de la Crise des missiles - « nous » avions raison de A à Z, les Soviétiques ont tout provoqué - a la couenne dure.

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Mais où m'en allais-je avec mes missiles balistiques intercontinentaux, donc? ...

Ah, oui... Oublions l'agression de Subban sur un Sens qui ne voulait pas se battre! Oublions le coup de hache de White! Oublions que Gorges a délibérément visé un adversaire avec un tir frappé! Oublions le coup de coude salaud de Bourque!

Nenon, l'histoire du match de dimanche, c'est que le coach des Sénateurs a manqué de respect envers notre CH en l'humiliant avec une demande de temps d'arrêt à 17 secondes de la fin: quel manque de classe!

D'ailleurs, j'aimerais dire que Paul MacLean ressemble à un gros morse aux yeux globuleux. Un morse ne peut qu'avoir tort. Méfions-nous des morses. Mort aux morses.

* «The Real Cuban Crisis», The Atlantic, édition janvier-février 2013

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Note du chroniqueur : La version originale de cette chronique affirmait que le film Thirteen Days, sur la crise des missiles de 1962, n'évoquait pas l'entente avec l'URSS sur les missiles américains en Turquie. J'étais dans le champ: le film l'évoquait.