C'est la nuit à Luanda et le Boeing 777 de British Airways brille sur la piste de l'aéroport. Tantôt, il décollera vers Londres. José Matada regarde cet avion qui le déposera, demain matin, loin de cette nuit angolaise, dans une nouvelle vie.

L'histoire de José Matada est celle de millions de personnes qui, chaque année, montent dans un avion, dans un bateau, dans une auto, dans un train ou dans une calèche pour changer de pays.

L'histoire de José Matada est celle de millions de personnes depuis des temps immémoriaux qui prennent la route de l'exil pour améliorer leur sort, pour changer de vie.

José avait déjà pris cette route de l'exil, quelques années auparavant. Elle l'avait déposé en Afrique du Sud. Là-bas, il avait bossé comme jardinier pour Mme Hunt.

Mme Hunt était, depuis, retournée en Suisse. Il avait échangé des textos avec elle, trois jours avant cette nuit où l'attendait, sur la piste, ce Boeing immense et lumineux.

Il lui avait écrit: «Je veux aller en Europe pour y trouver une meilleure vie.»

Dans ses poches, José a un peu d'argent. Des pulas du Botswana, des kwanzas d'Angola.

Et une pièce - une seule - d'une livre sterling britannique.

Peu avant minuit, le vol BA 76 a décollé pour Londres.

Quand je vais dans des écoles parler de mon métier, une ou deux fois par année, les élèves me posent immanquablement la même question: qui aimerais-tu interviewer?

Mais je ne sais jamais quoi répondre. Je ne me pose jamais cette question-là. Je sens que mon absence de réponse les déçoit un peu. Je sais qu'ils aimeraient que je dise Justin Bieber ou Carey Price...

Je sais ce que je vais leur répondre, désormais. Je vais répondre que j'aimerais bien interviewer un homme comme José Matada, j'aimerais savoir ce qui se passe dans la tête d'un homme qui s'apprête à tout larguer pour trouver ailleurs une vie meilleure.

Non, en fait, la tête n'a rien à voir, pas du tout, c'est le coeur qu'il faudrait sonder, là où brûle ce feu qui pousse les hommes à tout risquer pour échapper à un mauvais destin, pour défier le sort.

J'aimerais frôler ce feu-là, que je ne comprendrai jamais, en tant qu'Occidental-privilégié-de-l'humanité.

Dépêche de l'Agence France-Presse, le mercredi 12 septembre 2012: «Un homme retrouvé mort dimanche dans une rue de la banlieue de Londres pourrait être un passager clandestin tombé du train d'atterrissage d'un avion aux abords de l'aéroport de Heathrow, a-t-on appris mardi de source policière...»

L'enquête a été longue et pénible, mais un coroner britannique a confirmé cette semaine que cet homme tombé du ciel ce matin-là était José Matada.

On l'a identifié grâce à la carte SIM d'un téléphone portable que José gardait dans sa poche. Sur cette carte, on a retracé les textos échangés avec cette Mme Hunt. Celle-ci a décrit avec exactitude un tatouage sur le corps de son ancien jardinier. S'est rappelé son âge. Son pays d'origine: le Mozambique.

Qu'est-ce qui se passe dans la tête d'un homme qui est prêt à se cacher dans la case d'un train d'atterrissage d'un avion de ligne pour fuir son sort?

Sait-il qu'à -60°Celsius, l'hypothermie risque de le tuer?

Sait-il que s'il survit au froid, le manque d'oxygène et l'absence de pressurisation vont assurément le rendre inconscient?

Sait-il que depuis 1947, on a recensé 96 personnes dans le monde qui ont tenté le voyage clandestin accroché au train d'atterrissage d'un avion? Que le taux de survie est de 25%?

Sait-il que quand la case du train d'atterrissage va s'ouvrir pour le laisser se déployer, il risque de faire une chute forcément fatale?

Comme José Matada, à 8h15, ce matin du 10 septembre dernier, avenue Portman, dans East Sheen, près de Londres.

Je raconte cette histoire parce qu'elle me hante depuis que je l'ai lue. Parce qu'elle dit quelque chose que je n'arrive pas à cerner sur le destin de millions de personnes nées au mauvais endroit, dans les mauvaises circonstances.

Elle dit quelque chose sur l'ordre du monde. Ou plutôt, peut-être qu'elle dit quelque chose sur l'intersection entre l'ordre du monde et le désir qui brûle dans le coeur de ces hommes qui veulent - non, qui doivent - améliorer leur vie, par l'exil.

Toujours est-il que José Matada a été enterré quelques mois après cette chute fatale. Dans un cimetière de Londres, dans cette ville où il espérait trouver une meilleure vie.