Depuis quelque temps, Hugo filait un mauvais coton. Il était physiquement fatigué, son humeur était comme un fromage gruyère: pleine de trous. Inquiète, son amie Anne maintenait le contact, largement par textos, comme le veut l'époque. Un soir, pas de nouvelles d'Hugo.

Cette nuit-là non plus. Pas plus de nouvelles en matinée.

Anne est allée cogner chez Hugo. Ça faisait une heure et demie qu'il était dans le bain, groggy.

On s'en va à l'hôpital, a décrété Anne. Hugo n'a pas protesté longtemps. Et Anne l'a traîné aux urgences psychiatriques, à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont. «Il avait des pensées inquiétantes», se rappelle-t-elle.

Les tests sanguins ont révélé ce qui minait Hugo depuis des semaines. Ses reins avaient lâché, conséquence du syndrome d'Alport, dont il souffre depuis l'enfance. Il était en train de s'empoisonner par en dedans. Et sa lente déchéance physique avait fini par contaminer sa santé psychologique.

À 22 ans, Hugo s'est donc retrouvé du jour au lendemain dans une relation stable avec une machine à dialyse, pour purifier son sang. À l'hôpital, d'abord (3 fois par semaine), puis, 15 mois plus tard, chez lui (1 fois toutes les 36 heures, pendant 8 heures).

Ça lui a sauvé la vie, bien sûr.

Mais être ainsi marié à une machine, ce n'est pas une vie. On ne peut pas manger ce qu'on veut. On ne peut pas trop, trop s'éloigner de Montréal.

Et c'est un sacré obstacle pour se trouver une blonde. Cette machine à dialyse? Tiens, je te présente ma coloc...

L'espoir: un rein. Celui d'un donneur mort récemment ou celui d'un membre de la famille.

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Les reins sont les filtres du corps humain. Le sang passe dans les reins, qui bloquent les déchets (créatinine, urée, calcium, potassium, etc.). L'urine évacue ensuite ces déchets. Une fois passé l'arrêt aux puits rénal, le sang recommence à circuler, tout propre.

On peut très bien fonctionner avec un seul rein. C'est pourquoi les malades comme Hugo trouvent bien souvent un rein dans leur entourage immédiat: un proche - habituellement le père ou la mère - se porte volontaire pour un don vivant.

Le père d'Hugo s'est porté volontaire. Après les tests d'usage, le verdict tombe: non compatible. Sa mère a fait les tests. Verdict: non compatible. Il fallait attendre un donneur décédé.

Hugo, dépité, a annoncé la nouvelle à Anne.

- Tu te souviens de ce que je t'avais dit? a répondu Anne.

- Euh...

- Que j'étais prête à faire les tests?

- T'es sûre?

Anne s'est tapé les six mois de tests, pour voir si son métabolisme avait des atomes crochus avec celui d'Hugo, pour voir si son rein pouvait facilement se greffer aux artères de son ami.

Les résultats sont finalement arrivés. Anne et Hugo étaient parfaitement compatibles, selon les médecins.

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On peut très bien vivre avec un seul rein. Les risques de mourir en donnant son rein sont infimes. Mais il y a quand même des risques de complication. Ça reste une forme de don de soi assez complexe.

«J'ai une façon de voir la vie un peu particulière, me dit Anne. Je ne vis pas en pensant: et s'il m'arrivait quelque chose?»

Elle n'a hésité qu'une seule fois. C'était en décembre: «Je me suis demandé: si j'ai des complications, qui va s'occuper de mes enfants pendant que je me fais soigner?» Anne a deux enfants en bas âge. Son chum est présent, mais il aurait besoin d'un coup de main.

Problème réglé: c'est la mère d'Hugo qui donnera, complications ou pas, un coup de main à Anne à la maison...

Anne B. Godbout, 23 ans, chômeuse depuis peu (licenciée de sa boîte de pub la semaine avant l'opération), a donné son rein gauche à son ami Hugo Houde, 24 ans, actuaire.

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Ils sont là tous les deux, dans la chambre d'Hugo. Ces foutues chemises d'hôpital, d'un vert tirant sur le turquoise, leur donnent un air encore plus déconfit. Hugo est le plus poqué des deux. Anne se promène de sa chambre à celle d'Hugo. Mais Hugo, encore confiné à son lit, se lève et marche avec difficulté.

Mais il pisse!

Et c'est tout ce qui compte.

Ça veut dire que le rein gauche d'Anne fonctionne bien dans les entrailles d'Hugo. En une demi-heure à peine, Micheline - c'est le nom qu'ils ont donné au rein «neuf» d'Hugo... - a compris son rôle et s'est mise à filtrer le sang d'Hugo, toujours endormi.

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Anne et Hugo, c'est l'histoire d'un miracle médical. Même si c'est devenu routinier, transplanter un organe d'un corps à un autre, excusez-moi, mais ça reste hallucinant à mes yeux. On prend le rein d'une femme, on le greffe dans le corps d'un homme et, 30 minutes après, cet homme-là fait pipi. Ayoye!

Mais Anne et Hugo, c'est aussi une histoire du XXIe siècle. Ces deux-là ont commencé cette relation d'amitié sur l'internet, quand Anne a «connu» Hugo qui tenait un blogue. Une relation qui a commencé dans le virtuel, qui s'est répandue dans le réel, petit à petit. Comme le veut l'époque...

Et grâce à Anne, Hugo est un homme neuf, qui vient de reprendre les rênes de sa vie. Oserai-je le dire? Tant pis, l'opération a eu lieu dans la semaine de Pâques, ne lésinons pas sur les métaphores: c'est un homme ressuscité, qui est là, dans une chambre du 6e étage de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont...

Une part d'incrédulité habite encore Hugo, devant le don d'Anne. Une sorte d'émerveillement, qui va et qui vient sous forme de questions.

Il y a vraiment quelqu'un qui a été prêt à faire ça pour moi?

Est-ce que je mérite ça?

Anne a fait ça pour que j'aille mieux, juste par... bonté?

On dirait bien, mon gars. Quelque chose comme le miracle de l'amitié.