C'est de la voix de l'entraîneur de soccer de son plus vieux que Julie est tombée amoureuse. Il appelait fréquemment à la maison. C'est elle qui répondait. Avant même de le voir, elle avait craqué. Elle avait sauté la proverbiale clôture.

« Une voix chaude, calme, apaisante, pleine d'intonations qui font frémir », m'a-t-elle écrit.

Chaque appel de l'entraîneur était attendu par Julie « comme un enfant attend le père Noël », dit-elle.

Quand je l'ai interviewée, au téléphone, elle m'a raconté ces premiers coups de fil. Elle m'a raconté qu'en 20 ans de mariage, elle n'avait jamais même songé à sauter la clôture.

Sa pire incartade?

« Me retourner pour zieuter les fesses d'un gars! »

« Et là, je capotais sur une voix... »

Un jour, enfin, elle l'a vu.

« J'étais faite, à vie. Je l'ai su tout de suite. »

Julie a été chamboulée jusqu'à la moelle: pour elle, le mariage, c'était sacré. Elle méprisait ces femmes qui sautaient la clôture. « Je ne pouvais pas concevoir aimer deux personnes à la fois. »

Un soir, à cet homme qui l'envoûtait, elle a écrit une lettre.

« Je veux te le dire au moins une fois. Je suis amoureuse de toi. »

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J'ai eu ma première blonde à 16 ans. Ça fait 25 ans que je suis « actif » dans le territoire du coeur. Et j'en avais 17 quand la deuxième a sauté la clôture. Rien de grave, dans le grand totem des infidélités: elle avait « frenché » avec un autre gars.

Dieu que ça fait mal...

Pourtant, j'ai été des deux côtés de la clôture. Pas comme vous (vous, vous êtes fidèle), mais disons comme votre voisin (car l'infidélité, c'est les autres): trompeur et trompé. Mais la brûlure d'être trompé ne m'a pas empêché d'infliger cette douleur-là.

Pourquoi?

Eh bien, peut-être parce que, comme l'affirmait Jenny Fields, la castrante maman de S.T. Garp dans Le Monde selon Garp, de John Irving: « Le monde est malade de concupiscence. »

Malade de désir, quoi: concupiscence, dérivé du latin conscupiscens, « désirer ardemment »...

Les statistiques sont affligeantes: de 20 à 30% des hommes sautent la clôture; chez les femmes, c'est de 15 à 20%, rapporte le sexologue Yvon Dallaire, auteur du livre L'infidélité, qui cite des études européennes, américaines et canadiennes. Mais les stats sont incomplètes, forcément. « Pas facile, écrit Dallaire, d'avoir l'heure juste sur la prévalence de l'infidélité, étant donné le secret qui entoure cette activité. »

Le sondeur Jean-Marc Léger a bien résumé ce secret-là en commentant un jour une enquête sur l'amour réalisée pour le Journal de Montréal. À la question « Avez-vous déjà trompé votre conjoint? », 19% des répondants ont dit oui. On avait posé une deuxième question sur le sujet: « Avez-vous déjà tenté de tromper votre conjoint? » Cette fois, le oui a rallié 44% des répondants.

Traduction, selon M. Léger: « Entre 19% et 44% des gens ont été infidèles. »

Remarquez, si le monde est malade de concupiscence, le règne animal n'échappe pas au démon du désir: moins de 10% des espèces animales seraient monogames, note Yvon Dallaire. La fidélité, écrit-il, ne serait pas inscrite dans la biologie. Rares exceptions de fidélité absolue: les manchots empereurs et les hippocampes...

Voilà. Imitez l'hippocampe, et le parfum de la voisine - ou celui du laitier - vous laissera totalement indifférent(e).

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Dans le PhilosophieMagazine de l'été 2012, l'auteur cynique Roland Jaccard lamine l'institution et l'idée même du mariage. Et il brandit un enseignement relayé par Platon pour illustrer comment l'homme est déchiré par les femmes - la sienne et les autres...

Le jeune Hippias, semble-t-il, posa un jour un dilemme à Socrate.

« J'ai une femme que j'adore, mais ma maîtresse me rend fou de plaisir. Dois-je quitter ma femme pour vivre avec ma maîtresse ou renoncer à ma maîtresse et rester avec ma femme? »

Réponse de Socrate: « Quoi que tu fasses, tu t'en repentiras. »

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Est-ce si grave, au fond?

Pour Manon, non.

Manon n'a pas 50 ans, son seul amant à vie avait toujours été son mari (ils sont ensemble depuis 23 ans), jusqu'à ce qu'elle apparaisse sur le radar de l'apollon du bureau. Un type de 15 ans son cadet, avec qui elle a fait du jogging horizontal au (attention, cliché total) party de bureau. « C'est épouvantable de dire ça, mais je ne me sens pas coupable. »

Ce fut « une expérience », dit-elle, celle de se sentir désirée après 23 ans de mariage... Dans un contexte où on peut se taper sur les nerfs, à force de trop se connaître, entre époux. « C'est le côté séduction, flirt, qui m'a fait succomber. La cruise, voir qu'un autre gars s'intéresse à toi. Un beau gars, en plus. »

Pour Manon, ce genre d'infidélité - ponctuelle, isolée - ne signifie en rien la fin de son couple. « Ce n'est pas la fin... À condition de ne pas le dire. »

Plus jeune, elle était mortifiée à la seule idée de tromper son chum. Aujourd'hui, elle hausse les épaules.

« Au moins, j'aurai su avant de mourir ce que c'est que de coucher avec un autre homme que mon mari. »

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Ah, j'oubliais: Julie.

Elle ne saura jamais ce que c'est, elle, de coucher avec un autre homme que son mari. L'entraîneur a répondu - poliment, mais fermement - qu'il était heureux avec sa tendre moitié.

Mais le mal est fait. Non seulement Julie a le coeur brisé, non seulement elle vit dans l'espérance d'un signe de cet homme, non seulement sa relation avec son mari bat de l'aile, mais elle considère avoir commis un grave délit.

- C'est de l'infidélité, ton histoire, Julie?

- Oui, dit-elle sans hésiter. Quand tu as quelqu'un dans ton esprit, c'est une infidélité. C'est aussi grave que de tromper physiquement.

J'ai dit à Julie qu'elle était beaucoup trop dure avec elle-même. Je me serais senti con de lui citer Socrate, mais quand même, Julie: Quoi que tu fasses, tu t'en repentiras...

C'était il y a 2500 ans et Socrate, penseur immense, a accouché de cette formule banale, qui ne règle ni n'éclaire rien en matière de concupiscence et d'infidélité. Il y a peut-être, pauvre Julie, quelque chose de plus fort que l'espèce même qui bout en toi...

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Je pose la question, encore. Est-ce si grave, au fond?

Il y a probablement autant de réponses que d'infidélités. Mais je trouve absurde la posture du « tolérance zéro ». Genre: Tu sautes la clôture, pis c'est fini. C'est confondre l'Homme, et la Femme, avec son très lointain cousin l'hippocampe.

Où il y a de l'amour, il y a le danger de sauter la clôture de la concupiscence. Dans La nuit je mens, Alain Bashung aborde la question de cette satanée clôture avec détachement...

D'estrade en estrade, j'ai fait danser tellement de malentendus

Des kilomètres de vie en rose

Un jour au cirque, un autre a cherché à te plaire...

Détachement n'est peut-être pas le mot. Résignation, peut-être. Je ne sais pas...

Mais Helen Fisher, anthropologue américaine qui consacre ses recherches à l'amour, affirme quelque chose de très déstabilisant pour le couple moderne, souvent fondé sur le je-t'aime-tu-m'aimes-pour-toujours: « Vous pouvez ressentir un attachement profond pour un partenaire de longue date, pendant que vous êtes passionnément amoureux de quelqu'un d'autre. Et, en même temps, être sexuellement attiré par d'autres personnes. Nous pouvons aimer plus d'une personne à la fois. »

La biologie, c'est fort.