En lisant le dossier de ce petit garçon de 12 ans, Geneviève Chénard prend la décision d'annuler ses rendez-vous de l'après-midi. Il faut aller au plus urgent et ce cas-là incarne l'urgence. «Viens, on va aller faire un tour à l'école», me dit-elle.

Geneviève est psychoéducatrice affectée au programme Crise enfance famille du CSSS du sud de Lanaudière, une équipe de quatre personnes qu'on pourrait décrire plus simplement comme des urgentologues parachutés dans des familles en crise.

Leur rôle est d'aider ces familles à surmonter des crises de toutes sortes - fugues, violence, problèmes de discipline - quand un enfant dérape. Crises qui sont assez graves pour que le «système» - police, école, hôpital, etc. - lève un sourcil.

La prochaine étape, c'est souvent la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). L'équipe du programme Crise enfance famille essaie de résorber ces crises afin d'éviter que la DPJ n'intervienne.

Christophe*, donc. Il a 12 ans. Ce matin, à l'école, il a fait quelque chose de suffisamment inquiétant (je ne vais pas en dire plus, ça pourrait permettre de l'identifier) pour que la direction de son école appelle le 911 et le CLSC afin de signaler son cas.

C'est un garçon rebelle qui attend Geneviève, haut comme trois pommes. Il cabotine avec sa petite voix.

«Tu ne veux pas me parler? demande Geneviève.

Non.

Tu veux t'en aller de chez toi?

Oui.

Pourquoi?

J'haïs ma belle-mère.»

Il ne veut pas parler, mais il ne fait que ça, parler. Il faut dire que Geneviève Chénard a ce talent de pouvoir faire parler les gens. Même les petits garçons qui se présentent à l'école avec des idées inquiétantes...

Au bout de 10 minutes, Christophe a déballé son sac. Il y a ces enfants qui le tourmentent, il y a la belle-mère toute neuve qu'il n'aime pas. Geneviève le fait parler de la façon la plus simple du monde: en l'écoutant, en s'intéressant à son histoire.

Au bout d'une demi-heure, elle se lève, promet de revenir et me dit: «Viens, on va aller voir le père.»

Le but du programme Crise enfance famille, indique François Léonard, directeur du CLSC, c'est de maintenir la famille. «Afin qu'à terme, elle n'ait plus besoin des services du système. Par exemple, on veut éviter des références à la DPJ. Les gens de l'équipe sont de bons négociateurs...»

Des talents de négociation sont, en effet, fort utiles. Ce jour-là, j'ai suivi Geneviève Chénard dans une famille dominée par un enfant-roi de... 14 ans. Le genre d'enfant à qui le père dit: «Assois-toi comme il faut.» Et qui ne bouge pas. Le genre d'enfant à qui sa mère dit: «Assois-toi comme il faut et regarde Geneviève.» Et qui ne fait ni l'un ni l'autre.

Un des problèmes: Jean-Martin tarde à se lever, le matin. Ce qui retarde toute la maisonnée: les deux parents qui travaillent à Montréal et sa petite soeur, qui va à l'école primaire.

«Je suis pas capable de me lever tôt.

Y a des enfants qui sont au service de garde à 6h30, plaide sa mère. C'est plus tôt que toi!

Même pas vrai.

Oui, c'est vrai: 6h30!»

La mère, ici, a une petite voix plaintive. Elle veut convaincre son enfant que le service de garde accueille bel et bien des enfants à cette heure. Qu'elle ait raison ou pas importe peu: c'est Jean-Martin qui domine cet échange...

Geneviève, ici, intervient. «Tu sais, dit-elle, j'ai bien envie de venir te chercher moi-même, demain, à 6 h, pour te laisser à l'école à 6h30.» L'enfant regarde la table.

«Réponds à Geneviève, dit son père.

Pis, demain matin, je viens te chercher?»

L'enfant ne dit rien. Il est buté. Il s'en fiche. Sa mère dit alors quelque chose de stupéfiant: «Tu sais que quand Geneviève dit quelque chose, elle le fait!»

Les parents, deux professionnels, étaient pour ainsi dire subordonnés à l'enfant. Petit à petit, au fil des visites, Geneviève a agi en Casque bleu, pour tenter de remettre le ti-cul à sa place. Personnellement, j'avais furieusement envie de lui donner une fessée...

Pas Geneviève, heureusement. Depuis son entrée dans la famille, l'enfant-roi a été rétrogradé au statut d'enfant-prince. Essentiellement, ce qu'elle a fait, c'est d'enseigner aux parents à se tenir debout devant leur enfant. À être un parent, quoi...

Chez le père de Christophe, Geneviève écoute activement en mâchant de la gomme. L'enfant est suivi en pédopsychiatrie. Ritalin et antidépresseurs. Le père est avec sa nouvelle copine, qui habite avec lui. Il sait que son fils est «difficile». Mais il hésite à aller voir le pédopsychiatre, à Laval, pour l'épisode de ce matin.

«Tout ce qu'il va faire, c'est le bourrer de pilules. Et quand on va le voir, c'est de moi qu'il veut parler. C'est pas moi, le problème, c'est mon gars! Il faut qu'on règle ses problèmes à lui...»

Geneviève écoute les versions des uns et des autres, hoche du bonnet, elle suinte l'empathie. La belle-mère comble les temps morts, tous les temps morts, avec un flot de paroles ininterrompu.

«Voulez-vous que Christophe revienne à la maison?

Oui, dit le père, sans hésiter.

O.K., mais ce qu'a fait votre fils, c'est inquiétant. Assez inquiétant pour que la police intervienne. Il faut penser à un plan.»

Le père est désemparé. C'est un ouvrier, pas un spécialiste de la psychiatrie infantile et, on le voit, il ne sait plus à quel saint se vouer.

Geneviève a un flash, le genre de flash qui n'a l'air de rien pour des parents talentueux en pleine possession de leurs moyens. Mais un flash génial pour un père désemparé qui n'est pas outillé pour naviguer dans le «système».

«Si j'étais vous, j'irais aux urgences. Aux urgences de Sainte-Justine. Et j'insisterais pour qu'il soit pris en charge, tout de suite. Aucune garantie que ça va marcher. Mais ce que votre fils a fait, ce n'est vraiment pas normal.»

Le père accepte. Il accepte aussi que Geneviève fasse le suivi, dans les prochains mois.

Il devient, avec son fils, avec sa nouvelle blonde, un autre dossier du groupe Crise enfance famille.

La clé de son job d'urgentologue de la famille, me dira plus tard Geneviève en roulant vers le CLSC, après la visite chez le Petit Prince, c'est de travailler avec la famille. Pas seulement avec l'enfant ou l'adolescent en crise.

«Quand un enfant est en crise, cette crise est un symptôme d'un problème familial plus profond. C'est à moi de l'atténuer. La crise est le moment de rééquilibrer les gens de la bonne façon. C'est pas quand on est bien qu'on change.»

Je lui dis que, personnellement, après cette journée à la suivre et à baigner de crise en crise, je suis épuisé. Je ne ferais jamais ce travail-là. Écouter à ce point, c'est épuisant. Et Geneviève est toujours en équilibre, sur un fil, entre l'empathie, le recul et l'affection...

«Mais je te mentirais si je te disais que ces gens-là, mes «dossiers», je ne les aime pas d'amour.»

UN SOUHAIT Pour mille et une raisons, j'ai tardé à écrire cette chronique, basée sur cette journée passée avec Geneviève Chénard en mai dernier. Depuis, une opération à la glande thyroïde a endommagé le nerf de ses cordes vocales. Geneviève est en congé de maladie depuis, privée d'un outil essentiel: sa voix. Pour 2013, c'est ce que je souhaite à cette urgentologue des familles du sud de Lanaudière: sa voix.

*Prénoms et détails ont été modifiés pour préserver la confidentialité des protagonistes