Pierre Moreau souffre de la sclérose en plaques. Depuis 25 ans, la maladie l'a peu à peu privé de son autonomie. Songez que cette grande maison qu'il habite à Sainte-Adèle avec son épouse Jacinthe, Pierre en a supervisé la construction lorsqu'il pouvait encore manipuler son fauteuil roulant avec ses bras. Sa maison a été construite en prévision de la lente dégradation de son corps.

Aujourd'hui, Pierre est cloué dans un fauteuil format géant. Seule sa tête bouge.

L'histoire de Pierre vaut une chronique à elle seule. Mais ce n'est pas l'histoire triste d'un homme de 57 ans qui a pigé la mauvaise combinaison à la loto génétique que je vais vous raconter. C'est celle d'Anne Bouchard, son «aidante à domicile».

Depuis neuf ans, Anne se pointe chez Pierre vers midi. Et elle l'assiste, 35 heures par semaine. Anne fait tout pour Pierre: préparer sa bouffe, lui faire la conversation, le moucher, le faire manger, le faire boire, le déplacer d'une pièce à l'autre, le trimballer au cinéma, le transporter à ses rendez-vous à l'hôpital et même faire des appels pour lui quand il faut se battre contre la machine bureaucratique (et être handicapé, c'est se battre contre la machine en tabarslak)...

Neuf ans qu'elle fait ça, Anne. Un miracle, dans l'écosystème du «personnel aidant» payé par l'entremise du programme Chèque emploi service (CES): le taux de roulement y est effarant.

Effarant, car le boulot est dur et mal payé: Anne gagne 11 $ l'heure, quelques miettes de plus que le salaire minimum.

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Ce n'est pas Pierre qui l'exploite. Enfin, officiellement, si! Car le CES permet aux handicapés de payer les aidant(e)s à domicile eux-mêmes, par l'entremise d'enveloppes régionales. Ils peuvent ainsi choisir leur aidant. En théorie, c'est fantastique. Dans le réel, ce n'est pas si fantastique, pour un million de raisons, la première étant un taux de roulement effarant qui transforme la personne handicapée en boss-recruteur perpétuel.

Mais revenons à Anne...

Officiellement, Anne est travailleuse autonome. Elle n'est pas une employée de l'État: c'est Pierre qui la paie 385$ avec l'enveloppe du CES. Deux petites semaines de vacances par année, pas de filet social, pas de congé de maladie.

Le roulement de personnel est effarant chez les «travailleurs autonomes» du CES: ils pigent rapidement que c'est plus payant de travailler dans quelque CHSLD ou centre spécialisé pour les vieux ou les poqués, même comme préposé aux bénéficiaires...

Ce qu'Anne ne peut se résoudre à faire. Pierre est une mission divine pour elle. Peut-être que dans une autre vie, Anne aurait été de ces religieuses qui soignent leur prochain dans l'amour du Christ. J'ai réalisé cela à force d'entendre Anne marteler les pronoms personnels nous et on en parlant de Pierre. Comme dans:

«Nous sommes allés à l'hôpital la semaine passée...»

«On a eu une bonne journée...»

Jamais Anne ne parle de Pierre en disant il. Juste nous. En posant les charcuteries, le fromage et les olives sur la table: «Jacinthe, Pierre et moi, nous sommes une équipe.»

Mais attendez, j'ai oublié un truc, en vous parlant de toutes ces choses qu'Anne fait pour Pierre. Deux fois par jour, Anne fait un cathéterisme à Pierre. Traduction: elle insère dans le pénis de Pierre un tube long et mince. Pour qu'il puisse uriner.

J'insiste: pour 21 000 $ par année.

Quand j'ai raconté la dévotion d'Anne Bouchard à Caroline Dupuis, du Regroupement pour la concertation des personnes handicapées des Laurentides (RCPHL), elle a eu ce mot: «Extraordinaire.»

Bref, il y a un mot pour décrire Anne.

Anne est une sainte.

Mais Anne est une sainte exploitée.

Exploitée par qui?

Par le système, par l'État, appelez ça comme vous voulez. Au final, Anne est exploitée par nous tous. Car si Pierre était casé dans un CHSLD, par exemple, il coûterait salement plus cher au système, à l'État, à nous tous: un patient y coûte en moyenne 80 000 $ par année. Et je ne parle pas ici d'un «cas» lourd, comme Pierre.

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Je ne sais pas comment Anne fait pour joindre les deux bouts.

As-tu un autre job, Anne?

Puis-je suggérer un sideline dans l'asphalte? Même après les 2,5 % payés à la mafia, paraît que c'est payant.

En écrivant sur Anne, je pensais à «Treize minutes de trop», la meilleure chronique publiée en 2012 dans un journal québécois - de Mylène Moisan dans Le Soleil - sur l'histoire absurde de Marie-Noëlle Simard, handicapée de 37 ans parquée dans un CHSLD par stupidité et absurdité bureaucratiques à Québec, alors qu'elle veut rester chez elle.

Le lien entre les histoires d'Anne et de Marie-Noëlle?

L'indifférence collective devant les plus poqués de la société.

Le drame de Pierre, Anne, Marie-Noëlle et tous les autres est simple: ils n'ont pas de lobbies pour crier à leur place. Pas de CSN, pas de Conseil du patronat, pas de Greenpeace et pas de contrat avec National pour alerter les journalistes.

C'est Alain Gaudet, multipoqué (amyotrophie spinale de type III) dont j'ai raconté l'histoire ici l'an dernier, qui m'a parlé du cas de Marie-Noëlle. Alain y voit une fable pour cette indifférence collective envers les handicapés. Pour Alain, c'est simple: le gouvernement, c'est comme la salle de classe qu'il fréquenta jadis.

Le prof, dit-il, voit surtout ceux qui lèvent la main.

«Moi, je ne peux pas lever la main. Comme le prof, le gouvernement m'a oublié.»