Plus on s'englue dans ce printemps érable qui tourne au vinaigre, plus je comprends comment des sociétés sont aspirées par des spirales haineuses. Plus je comprends ce que peut penser un Irlandais, un Palestinien, un Israélien.

Le Québec n'est pas l'Irlande du Nord; notre printemps agité n'est pas une intifada. Ce que nous qualifions de crise sociale n'est pas une chicane de religion ou de territoire, elle ne touche à la base qu'une hausse des droits de scolarité universitaires.

Mais la polarisation est telle qu'on croirait que nous sommes dans des enjeux identitaires fondamentaux. Le climat ambiant est pourri par des dérapages verbaux rarement entendus dans ce Québec généralement pacifique et timoré.

C'est comme si tout, désormais, pouvait se dire; comme si toutes les insultes étaient désormais permises. L'air du temps est toxique, ces jours-ci.

On peut donc faire dire à des lettres de Scrabble, sur le site d'un groupe de musique, de TUER MARTINEAU, en parlant de Richard Martineau, le chroniqueur du Journal de Montréal et animateur à LCN. Il permet aussi de traiter sa femme, Sophie Durocher, de tous les noms.

On peut suggérer à la radio que Gabriel Nadeau-Dubois, omniprésent co-porte-parole de la CLASSE, mériterait des «claques sur la yeule», comme l'a fait lundi Réjean Breton, ex-prof de l'Université Laval, sur les ondes de CHOI, à Québec (il s'est depuis excusé).

On peut narguer la police de Montréal, en pleine manif, en faisant des saluts nazis. Il s'agit de comparer - on me dira que je ne vois pas le second degré - les flics aux SS. Carré rouge, étoile jaune: même affaire.

Il y a mille autres exemples. Mais nous en sommes rendus là, un peu fous, un peu déboussolés: le poids des mots et le sens des métaphores prennent le bord.

Imaginez si l'enjeu était plus costaud, comme l'occupation d'un bout de territoire ou l'honneur d'une religion. Il y aurait des morts sur le boulevard René-Lévesque.

D'ici, quand on regarde les infos, on peut se dire que les gens dans tel ou tel coin du globe sont fêlés, avec leurs chicanes et leurs guerres et leurs exactions. Qu'ils devraient régler tout ça, comme des gens sensés.

Mais la seule différence entre eux et nous, c'est que nos enjeux sont un peu moins existentiels.

J'ai une théorie à cinq cennes pour expliquer - en partie - pourquoi nous en sommes rendus là, à nous déchirer entre Québécois, à nous disputer en famille, à nous invectiver violemment en public, devant la visite.

Les plaques tectoniques de la société québécoise sont en train de bouger. Depuis les années 60, la ligne de fracture était l'axe souveraineté-fédéralisme, Québec c. Canada, OUI ou NON.

Et comme bien souvent, quand une société change, elle le fait discrètement, elle le fait lentement, sur la pointe des pieds. Si bien qu'on ne remarque pas ce changement.

Une nouvelle ligne de fracture est en train de se dessiner, sous nos yeux, ce printemps. L'axe Québec-Canada s'efface, au profit de l'axe gauche-droite.

Les débats entre la gauche (un État fort, qui tient en bride le tout-puissant marché, qui veut égaliser les chances des individus) et la droite (un État discret, qui laisse le tout-puissant marché faire à sa guise, qui croit que les individus ont ce qu'ils méritent) ont cours partout ailleurs. Mais ici, la question de l'avenir du Québec faisait de l'ombre à ces questions. La dualité était OUI ou NON, pas gauche ou droite.

Cette époque est révolue.

En quelques décennies de débats et d'empoignades sur la question nationale, les Québécois avaient fini par apprendre à bien se tenir. La plupart d'entre nous savaient que l'adversaire souverainiste ou fédéraliste n'était ni un nazi, ni un Rhodésien, ni un castriste rêvant au Grand Soir. L'autre bord avait une légitimité aux yeux de l'adversaire. Chaque camp avait ses leaders, officiels ou officieux, capables de rabrouer les plus excités de son camp.

Rien de tout cela dans nos nouveaux enjeux gauche-droite, révélés brutalement par la grève étudiante. Aucun de nos contemporains n'a véritablement participé à des débats collectifs de cette nature. Nous n'avons pas de repères, dans cette nouvelle ère, dont le livre de règlements n'a pas encore été publié.

Ça donne ces mots insensés qui suggèrent la violence. Ça donne cette certitude absolue de part et d'autre d'avoir totalement raison, qui fait passer les partisans du compromis pour des impurs. Il n'y a pas de chef, pas de balises: tout peut se dire, tout peut être insinué, toutes les insultes sont permises.

Ça donne ce climat un peu cinglé du printemps 2012, où tout le monde est à un slogan de pancarte, à une ruade sur Twitter, à une entrevue médiatique de faire un fou de lui.

Et, forcément, de nous tous.