La nouvelle sort, avant que t'aies eu le temps de regarder la vidéo la plus populaire de l'heure sur le web québécois: un chauffeur de taxi a roulé sur un piéton. Tu te dis: Ayoye, méchant malade, le chauffeur. Tu vas sur le blogue de Dominic Arpin, en faisant fi des majuscules qui hurlent LES IMAGES SONT CHOQUANTES, et tu regardes la vidéo...

C'est l'horreur, bien sûr. La scène est filmée du deuxième étage d'un immeuble rue Rachel, côté sud. Là, sous nos yeux, un être humain se fait passer sur le corps par les 2500 livres d'une Toyota.

Méchant malade, le chauffeur.

Puis, tu relances la séquence. Tu visionnes la scène de nouveau, en te rappelant que le hic, avec ces maudites vidéos, c'est que tu ne sais pas ce qui s'est passé, bien souvent, avant que quelqu'un n'appuie sur RECORD.

Tu comptes les coups sur la voiture. Un, deux, trois, quatre...

Tu comptes les jeunes hommes qui entourent le taxi, tous plus ou moins hostiles. Un, deux, trois, quatre, cinq... Six?

Tu remarques le jeune homme qui saute sur le taxi en marche, quand l'auto fait demi-tour, se retrouve à contre-courant sur Saint-Laurent.

Et avant même que tu ne commences à penser à te mettre dans la tête de ce chauffeur, à sa place, dans l'habitacle, quelqu'un t'envoie une autre vidéo de la scène.

Celle-là est filmée du plancher des vaches, par un type dans le groupe qui en veut au chauffeur.

Et cette vidéo-là est encore plus terrible. Ce jeune homme sur l'asphalte, il fessait sur l'auto, 10 secondes plus tôt. Là, il gît, l'air interdit.

De son menton, une coulisse de sang gicle.

Et celui qui filme, dans un sang-froid qui en dit long sur notre époque de voyeurs, ne tremble même pas en cadrant son visage. Tremblait-il en mettant la vidéo en ligne?

Gros, ça va? demande-t-il.

***

On ne sait pas ce qui s'est passé avant que quelqu'un n'appuie sur RECORD, dimanche, vers 4h du matin. Il est question de dispute. Il est question de porte fermée trop fort. De course pas payée. Du chauffeur qui aurait foncé sur quelqu'un avec son auto.

Mais plus je regarde les vidéos, et j'ai dû les regarder 50 fois, hier, plus je suis troublé.

Je me mets à la place du chauffeur. Bien sûr, il aurait pu s'en aller. Il a une ouverture, pour filer vers le nord, sur Saint-Laurent, juste avant que celui sur lequel il va passer sur le corps ne s'approche pour commencer à fesser sur son auto.

Pourquoi ne file-t-il pas?

Attend-il les flics? On ne sait pas.

Merde, ils vont me tuer, si je sors.

Ils sont nombreux.

Mais arrête de cogner sur mon char!

Ils sont menaçants.

Crisse, il vient de sauter sur le toit! Dégage! DÉGAGE!

Il fait un demi-cercle, pas moyen de filer, il se retrouverait à contre-courant sur Saint-Laurent. Le groupe se met dans son chemin. Ils jouent à «chicken», misent sur cette intuition, j'imagine: le chauffeur ne leur passera pas sur le corps, quand même...

Fuck, fuck! Tasse-toi, mais TASSE-TOI!

A-t-il voulu leur faire peur, en avançant?

Je ne sais pas. On le saura, au procès. Peut-être.

Ah non... Je viens pas de passer sur le gars... Non, non... Y vont me tuer, si je sors... MERDE.

J'extrapole par italiques interposés, bien sûr.

Je ne sais pas ce qui s'est passé dans la tête du chauffeur de taxi. Mais à force de voir et de revoir les séquences, j'ai un peu peur quand je pense à un truc.

J'aurais peut-être fait la même chose, à sa place.