Chaque année en décembre, à l'aube de la fête du p'tit Jésus, les guignolées de toutes sortes sollicitent notre coeur et notre portefeuille. Et au fond du théâtre des bons sentiments, il y a toujours des voix qui tonnent: «Eh, oh! Les pauvres ont faim toute l'année! Pas juste à Noël!»

Très juste.

C'est pourquoi, en cette fin mars frette et humide, je m'étais pointé dans le coin le plus affreux de la ville, j'ai nommé le chemin de la Côte-de-Liesse, qui est l'équivalent urbanistique du virus Ebola, pour aller visiter Moisson Montréal. Pour parler de la faim, loin de Noël...

Le pusher des banques alimentaires, c'est principalement «Moisson»: 200 organismes sont approvisionnés par l'organisme. Une aide qui touche chaque mois 150 000 Montréalais, dont 41 000 enfants.

Danny Michaud est le directeur général de Moisson Montréal. Sa principale qualité, ce n'est pas d'avoir le coeur sur la main, comme on pourrait le croire du boss d'un organisme qui nourrit les pauvres.

Non, Danny est d'abord et avant tout un... gestionnaire.

Un gestionnaire d'entrepôt. Pas de farces!

Parce que Moisson, c'est ça: un entrepôt. Et avant d'atterrir ici, dans un entrepôt au bord du tronçon routier le plus soviétique de Montréal, Danny avait passé sa carrière dans le secteur de l'alimentation. Il gérait des entrepôts, principalement.

En marchant dans l'entrepôt de Moisson Montréal, au milieu des employés et des bénévoles, Danny Michaud ne m'a pas parlé pas de faim et de charité. Il m'a parlé de pertes, d'inventaire, d'efficacité énergétique, de contrôle de la qualité, d'indicateurs de performance, d'amélioration du nombre de palettes à traiter dans une heure donnée...

«Un de mes premiers projets, dit Danny, a été de baisser les coûts de collecte de déchets. On a fait passer ça de 144 000$ à 50 000$, en se mettant au recyclage. On va produire du compost, aussi, ça va permettre de faire un peu d'argent...»

Si vous croyez que nous sommes loin de l'aide aux pauvres, vous êtes dans le champ. On est en plein dedans: quand votre budget est de 3,8 millions de dollars par année, chaque sou épargné est un sou gagné...

«Là, on travaille sur la transformation. C'est fou, quand tu y penses: l'été, on a trop de fruits et de légumes frais. On en perd. L'hiver, c'est le contraire. On va s'arranger pour couper et surgeler tout ça. Non seulement on va réduire les pertes, mais on va avoir du stock à l'année.»

Les pertes, justement: Danny est heureux de m'annoncer que, depuis la réorganisation de l'entrepôt, elles sont passées de 30% à moins de 5%. Encore du fric épargné, qui fera transiter encore mieux les 11 millions de kilogrammes de nourriture qui passent dans l'entrepôt.

C'est donc un jeune cadre dynamique de 38 ans qui me parle, pas un pèlerin de la charité. Pas une bonne pâte qui travaille pour le salut de l'âme laïque de son prochain. Un logisticien, quoi. «La philanthropie, dit Danny, je ne connaissais pas ça avant d'être recruté ici.»

Ce qui empêche Danny de dormir, le soir, ce n'est pas les façons de maximiser l'efficacité de l'entrepôt. Ça, il sait comment. Non, ce sont les 3,8 millions de dollars que Moisson Montréal doit trouver chaque année - auprès des gouvernements, des fondations, de Centraide, de dons d'entreprises et de particuliers - qui tracassent notre homme.

D'autant plus que cette foutue économie qui tousse, il en est doublement tributaire. «Quand ça va mal, plus de gens perdent leur job; plus de gens ont besoin de Moisson Montréal. Quand ça va mal, les entreprises ont moins d'argent et moins de bouffe à donner aussi.»

Mais, Danny, j'étais venu jaser de la faim qui n'est pas un phénomène confiné aux Fêtes et qui ne se règle surtout pas qu'avec des paniers de Noël...

«Tu sais que 13% des gens qui fréquentent les banques alimentaires sont des travailleurs? Disons que t'es au salaire minimum, ou juste au-dessus. T'habites Montréal. Comment tu fais pour arriver? Et depuis le krach de 2008, autre phénomène: avec les rentes de retraite qui ont fondu, beaucoup de retraités ont besoin d'aide alimentaire...»

Bref, c'est ce que je voulais vous dire: 14 semaines après Noël et à presque 38 du prochain, il y a encore des gens qui ont faim, dans cette ville. Il n'y a pas de Guignolée des médias en vue, l'ombre du p'tit Jésus n'est pas là pour nous inciter à donner, mais Moisson Montréal a encore besoin de fric. Et tous les autres organismes qui nourrissent les gens aussi.

Je dis ça comme ça.

C'est fou, quand on y pense... Non, pas la faim - ça, ce n'est pas fou. Ça, c'est scandaleux. Ce qui est fou, c'est le budget de Moisson Montréal. J'étais sûr que c'était de l'ordre de la dizaine de millions, au moins.

Mais non: 3,8 millions l'an dernier.

C'est quoi, 3,8 millions?

C'est rien.

Est-ce assez pour acheter le lave-glace de nos futurs avions de combat F-35?

Probablement pas.