Le Québec adore quand un des siens brille aux États-Unis: de Céline Dion à Robert Lepage en passant par le Cirque du Soleil, rien ne nous rend plus fiers que d'être remarqué là-bas. Cette semaine, le Québec a brillé par un de ses plus célèbres jurons, lancé dans la série-culte Mad Men, sur le monde de la publicité new-yorkaise des années 60: «Câlisse!»

Quand la comédienne Jessica Paré a largué ce «câlisse» qui n'est utilisé nulle part ailleurs dans le monde, ce fut une sorte de confirmation métaphorique: on existe!

«"Câlisse", c'est fondamentalement québécois. C'est l'âme du Québec qui ressortait dans une série américaine», dit Olivier Bauer, professeur de théologie à l'Université de Montréal et auteur de L'hostie, une passion québécoise.

Oui, bon, «câlisse», c'est fondamentalement québécois, mais était-ce dans le répertoire d'une Québécoise des années 60?

Pas sûr, croit Jean-François Royal, directeur du Musée des religions du monde, à Nicolet: «À cette époque, les jurons de femmes étaient plus du type "Bonne sainte Anne!" ou "Doux Jésus!" "Câlisse" était davantage un juron d'hommes.»

Mais ne cherchons pas d'anachronisme là où il n'y en a peut-être pas, restons positifs: le «câlisse» de la Megan Draper de Jessica Paré suintait l'authenticité, selon Benoît Melançon, prof de littérature à l'Université de Montréal, animateur du blogue L'Oreille tendue, centré sur la langue et, ponctuellement, sur les jurons.

«Ce n'était pas un comédien français qui disait "tabernacle"! Quand Jessica Paré dit "câlisse", on sent qu'il fallait que ça sorte, il n'y a pas de filtre. On se reconnaît.»

Jean-François Royal en connaît un bout sur nos mots salés: le Musée présente ces jours-ci l'exposition Tabarnak, l'expo qui jure, et écouter parler son directeur, c'est plonger au coeur de la relation entre l'homo quebecensis et ses jurons. En vrac:

> Comme «câlisse», «tabarnak» est un des jurons les plus résilients du vocabulaire, contrairement à «torieux», dérivé de «tort à Dieu», qui est arrivé avec nos ancêtres français et qui a mal résisté au temps.

> «Hostie» s'est glissé dans nos bouches au début du XXe siècle, à la faveur d'un décret de l'Église: plutôt que communier une fois l'an, il fallait désormais le faire une fois par semaine.

> De 1875 à 1925, il y avait des concours de jurons dans les camps de bûcherons québécois.

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Si «hostie» s'est contracté pour devenir, dixit Olivier Bauer, une fonction phatique anodine (une façon de soutenir l'attention: le «'sti», à la fin d'une phrase, en transition vers une autre), le «tabarnak», lui, reste le roi incontesté de tous les jurons québécois, celui qui marque une sainte colère...

C'est ce qui ressort d'un sondage Lagacé&Lagacé mené de façon intrépide sur Twitter, hier auprès de abonnés. «Tabarnak», c'est le signe que l'heure est grave, que le choqué est vraiment choqué. Et c'est ce que Jean-François Royal constate, lui aussi, au contact des ados qui visitent son musée. «Ils nous le disent: Quand mon père lâche un "tabarnak", je sais que là, ça va mal, qu'il n'est vraiment pas content!»

Mais le juron québécois, comme tant d'autres choses, n'est pas imperméable aux métissages et aux influences. Il intègre, notent MM. Royal et Bauer, de plus en plus de gros mots anglais: fuck, fucking, shit, bitch s'immiscent dans nos chapelets de jurons issus de la liturgie.

Olivier Bauer: «Les objets liturgiques sont de moins en moins chargés de symbolique.» Jean-François Royal: «Les jeunes jurent, sans savoir ce qu'est une hostie, un calice, un tabernacle. L'un d'eux m'a dit: Quand je sacre, je parle d'une coupe de vin? C'est poche...»

Peut-être, aussi, que l'anglais est la nouvelle frontière du juron, pour marquer encore plus vivement sa colère, son irritation. Témoignage de Melissa Martinez, qui m'a dit sur Twitter: «Pour moi, avoir fucking faim, c'est avoir plus faim que crissement faim.»

Tenez-vous-le pour dit, crisse.