Jean-Olivier a récemment hérité d'une petite somme d'argent. Quelques centaines de milliers de dollars. Résultat: «En valeur nette, je vaux maintenant 1,1 million.» Jean-Olivier a 38 ans.

«Valoir» plus de 1 million, avant la quarantaine!

Jean-Olivier est chanceux, non?

Ça dépend. Tout, dans la vie, est relatif.

Jean-Olivier a hérité de sa femme, morte d'un cancer, mère de son fils de 4 ans, l'an dernier. Il a aussi touché, dans la foulée, une avance sur l'héritage parental.

Tout est relatif. Même 1,1 million de valeur nette, à 25 ans de la retraite, quand c'est au prix de la mort de l'amour de ta vie et d'un enfant qui cherche sa maman partout...

Dans les mots de Dan Arielly, auteur de Predictably Irrational, livre-culte de l'économie comportementale: «Les humains choisissent rarement en termes absolus. Nous n'avons pas une calculatrice interne qui nous dit ce que valent les choses. Nous focalisons plutôt sur l'avantage relatif d'une chose sur une autre, et attribuons de la valeur à ces choses en conséquence.»

* * *

Des fois, quand on est béni des dieux, fric et bonheur forment une intersection. Pour l'oeil extérieur, pour celui qui n'a pas de sous, qui ne répond pas au téléphone par crainte des agences de recouvrement, un job salement bien payé correspond à une certaine idée du bonheur.

Patric Crevier gagne un confortable salaire annuel, dans les six chiffres. Il travaille en pharmaceutique depuis 17 ans. Trois enfants, maison dans une banlieue cossue, sécurité financière en béton. Selon la valeur qu'on accorde au cash dans une société qui bande sur la consommation, Patric devrait être un homme au bonheur orange fluo.

Pourtant, non. Oui, il est heureux dans le sens où sa famille est son socle, madame et les enfants sont en santé. Mais Patric ne trippe pas sur ce job. Il ne le hait pas. Mais vendre des molécules ne le fait pas tripper.

Dans son petit VUS Saturn immobilisé dans un bouchon du tunnel La Fontaine, un soir de décembre, en route vers chez lui, Patric me raconte sa relation avec l'argent, ce lien avec son job, sa «prison dorée», comme il dit. Je suis comme le gars dans Le blues du businessman, finit-il par lâcher, celui qui aurait voulu être un artiste...

Je suis un cliché, au fond...

Un cliché?

Dans la chanson, le gars est un kingpin, un big shot, mais il ne fait pas ce qu'il aime. C'est un cliché, non? Il ne fait pas ce qui le passionne. Et même s'il lâchait les affaires en finançant lui-même sa passion artistique, il lui manquera la légitimité...

Ce qui le fait triper?

Écrire. Et il écrit bien! Dans le courriel qu'il m'a envoyé, quand j'ai invité les lecteurs à me parler d'argent, il y avait dans la prose de Patric un souffle qu'on n'imagine pas chez un vendeur de médicaments. Il tient d'ailleurs un blogue sur les aventures de son équipe de hockey de garage. Sa joie, quand les boys réagissent, quand leurs blondes lui envoient un petit mot pour le féliciter...

«Changer de job avec toi? me dit-il, alors que nous roulons sur la 20. N'importe quand.»

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«Ce qui fait le bonheur, c'est trois choses, dit Jacques Forest, prof et chercheur à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM. Un besoin d'autonomie: agir en conformité avec ses besoins. Besoin de compétence: se sentir bon dans ce qu'on fait. Besoin d'affiliation sociale: être en lien avec les autres.»

Le salaire? C'est important quand on est mal payé. «Mais plus d'argent, dit Jacques Forest, n'égale pas plus de bonheur.»

Le fric, ce machin relatif, est paradoxal, selon le prof Forest. Prenez les bonis, cette carotte invalidée par nombre d'études en gestion.

«À court terme, un boni, ça marche. De la même façon que vous allez réussir à courir un marathon sous la menace d'une arme à feu. Mais à long terme? Les gens font ceci: ils se concentrent sur les comportements qui sont récompensés par le boni.»

Et le bonheur, professeur, dans tout ça?

«Les niveaux de salaire ont explosé aux États-Unis, dans les années 50. Les niveaux de bonheur n'ont pas suivi.»

Dernière miette de sagesse: «Si on veut stimuler une société, l'argent n'est qu'une pièce du puzzle.»

Quand je parlais d'une intersection entre le fric et le bonheur, je pensais à Jean-Pierre De Montigny. Jean-Pierre, 55 ans, a fait du fric, je pense même qu'il en a fait beaucoup. Financier, il aimait le processus, les rouages de l'investissement, la compétition avec ses pairs, le défi de la business du cash.

Il passe beaucoup de temps en Chine, désormais. Quasiment pour le fun, pour le trip. Je le soupçonne d'y être très heureux. En tout cas, il semblait l'être quand il m'a raconté sa vie, dans un resto du Quartier chinois...

- C'est quoi, être riche, Jean-Pierre?

- La richesse, c'est une notion relative. Pour moi, être riche, c'est quand t'as ton «fuck you money»...

Traduction: être riche, c'est avoir suffisamment d'argent pour ne pas être dépendant de son job. «On peut dire à notre patron: je sais comment faire mon job, qui est de faire de l'argent. Dis-moi pas comment le faire. Sinon, chez moi, c'est juste à une heure d'ici.»

Plus précisément sur le bord du lac Memphrémagog...

Jean-Pierre a souvent insisté, entre deux dumplings, lui aussi, sur cette notion de relativité dans le fric. Tiens, un exemple, m'a-t-il lancé: «Le gars qui achète la grosse cabane de 4 millions à Westmount, avec une Ferrari? C'est bien beau, mais s'il est esclave de son train de vie et n'a pas son fuck you money, il n'est pas riche.»

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Avant de vous laisser, un petit scoop. Jean-Pierre m'a donné la recette de l'enrichissement. Surtout, ne la répétez à personne. Trois ingrédients.

Un, posséder un talent exceptionnel, dans n'importe quel domaine.

Deux, travailler fort.

Trois, de la chance.

«Un de ces trois facteurs est inutile. Ça prend les trois. Le problème est qu'on ne contrôle qu'un seul des trois: le travail. Pour le talent, le problème, c'est de le trouver, personne ne nous dit lequel on a, à la naissance...»

Jean-Pierre m'a ensuite dit un truc qui me hante à ce jour. Il m'a dit: «En passant, quel talent a votre héritier? Impliquez-le dans le plus d'activités possible afin de l'aider à le découvrir...»

Je ne suis pas hanté par les mots de Jean-Pierre parce que Jean-Pierre est riche, non.

Plutôt parce que ce sont les mots d'un homme qui a trouvé un travail qui l'a fait vibrer, en plus de lui permettre de bien vivre.

Les mots d'un homme heureux, quoi.

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À LIRE SAMEDI: Chronique-bilan sur cette série sur l'argent, avec vos réactions.