Malgré les apparences, Moneyball ne porte pas sur le baseball. Bien sûr, Michael Lewis y documente les aventures de Billy Beane, directeur général des A's d'Oakland, une équipe pauvre dans un sport où seules les équipes riches peuvent aspirer à tremper les lèvres dans le doux nectar de la gloire. Moneyball est en fait un livre sur la pensée unique et les idées reçues.

Oui, la pensée unique, comme dans: on-fait-ça-comme-ça-parce-qu'on-a-toujours-fait-ça-comme-ça. Moneyball est un livre sur les idées reçues, qu'il faut parfois frapper d'un bon coup de batte de baseball, pour changer de paradigme. C'est vrai au baseball et ça peut se vérifier partout, ou presque.

Un mot, avant d'aller plus loin, sur Michael Lewis, 51 ans, journaliste natif de La Nouvelle-Orléans, un raconteur de calibre olympique au parcours atypique. D'abord, notre homme n'a jamais «appris» le journalisme: il a étudié en histoire de l'art, à Princeton. Diplôme en poche, il met le cap sur Londres, pour une maîtrise à la London School of Economics. Là-bas, il est invité à assister à une soirée donnée par la reine mère, au palais de St. James (!), où la femme d'un riche banquier promet de le recommander pour un stage dans la firme de son mari, Salomon Brothers.

Avant ses 25 ans, sans aucune formation en placement boursier, Lewis gère donc les placements de clients de Salomon Brothers, en Bourse. Après quatre ans à souffrir du syndrome de l'imposteur, à gagner 275 000$ par année, il largue le job en 1988, soutire à un éditeur une avance de 60 000$ pour pondre un livre sur Wall Street, vu de l'intérieur. Liar's Poker est publié en 1989 et est considéré comme un des meilleurs récits de cette décennie folle de la haute finance, les années 80. Folle, comme dans «Greed is Good».

Moneyball, le baseball et les idées reçues, donc. Lewis, au début des années 2000, est fasciné par les succès des A's d'Oakland. Cette équipe à petit budget réussit souvent à se classer dans les séries éliminatoires, bien qu'elle ne compte que sur le tiers du budget des grandes puissances du baseball majeur. Pour comprendre, Lewis s'est imbriqué dans l'organisation des A's, suivant à la trace ses joueurs, ses entraîneurs et, surtout, son directeur général, le colérique, athlétique (il est plus en forme que ses joueurs!) et iconoclaste Billy Beane.

Le système Beane repose sur la conviction que l'utilité réelle des joueurs de baseball est méconnue, car ceux-ci sont évalués selon des paramètres qui ne résistent pas à l'analyse. Des paramètres qui sont plus près du vaudou que de la science. Déterminez les statistiques pertinentes, trouvez les joueurs qui possèdent ces statistiques, achetez-les au rabais et, tadam, le nectar de la gloire vous attend...

Un exemple, parmi mille: les équipes de baseball dépensent des millions pour des gros frappeurs de puissance. Le joueur qui frappe 40 circuits par année, selon la croyance, fait gagner des championnats.

Surfant sur les conclusions d'une génération d'adepte des «sabermetrics», une discipline statistique créée par des fans finis de baseball, Beane décrète qu'il ne veut pas embaucher de gros frappeurs. Il faut embaucher des joueurs capables d'arracher des buts sur balle! Parce que les statistiques ne mentent pas: plus une équipe a de joueurs capables de se rendre sur les buts, plus elle marque de points, plus elle gagne de matches...

Le pire, c'est que ça marche. Le système Beane produit ses fruits. Mais le baseball est un sport de traditions, dont certaines sont carrément stupides, et à l'intérieur même des A's, les recruteurs regardent le DG avec le dédain qu'on réserve à une crotte de nez.

Alors que Beane et son adjoint, un diplômé universitaire gourou des statistiques accessoirement intéressé par le baseball, prônent la dictature des statistiques indicatrices de succès, leurs recruteurs, eux, sont encore coincés dans un autre siècle, le XIXe. Ils évaluent encore les joueurs, par exemple, selon ce critère ésotérique: la capacité de «bien» porter un uniforme...

Autrement dit: le joueur doit avoir un physique qui lui permet de «bien» paraître dans son uniforme. Une notion complètement stupide (qui pousse le DG à repêcher un receveur universitaire inconnu et obèse, mais capable d'arracher ces précieux buts sur balle) que Beane connaît intimement: il fut repêché, jadis, par les Mets de New York, justement parce qu'il possédait un physique de Dieu grec remplissant magistralement l'uniforme (sa carrière de joueur fut un four).

Le génie de la plume de Michael Lewis, dans Moneyball, est manifeste pour la raison suivante: il réussit à rendre intéressantes, drôles et vivantes des histoires de baseball et de... chiffres! Moneyball est un livre sur cette bibitte insaisissable: l'innovation. Une bibitte insaisissable et effrayante: le système Beane décrit dans le livre a été accueilli comme un rôti de porc à la cafétéria de La Mecque par l'establishment du baseball. Hérésie!

Le système Lewis, lui, de Moneyball à The New New Thing (sur Silicon Valley pendant la révolution internet) à The Big Short (son monumental récit de la crise des subprimes, vue de l'intérieur), est assez simple: trouver ceux qui voient ce que les autres ne voient pas et raconter, de façon irrésistible, leurs histoires. Coup de circuit à chaque présence au bâton...