L'Américaine Joan Didion, à la suite de la mort subite de son mari, le romancier John Gregory Dunne, a écrit un livre magnifique à propos du deuil: L'année de la pensée magique.

Les survivants regardent en arrière et aperçoivent des présages, des messages qu'ils n'ont pas su voir.

Ils se souviennent des arbres morts, des déjections de goéland sur le capot de la voiture.

Ils vivent à travers les symboles. Ils trouvent une signification au filtrage du courrier indésirable sur l'ordinateur inutilisé, à la touche «supprimer» qui ne marche plus, ils s'imaginent que décider de la réparer serait une forme d'infidélité...

C'est un livre qui s'aborde comme une plaie ouverte. Didion l'a écrit pour la refermer, la plaie. Sans compter que sa fille adulte, après la mort de Dunne, a sombré dans le coma. Un peu de sel dans la plaie...

Lecture d'été, L'année de la pensée magique? Pas sûr.

Mais quiconque a vécu un deuil se reconnaîtra dans le passage que je viens de citer. Et ce début d'été 2011, avec le sidérant verdict du jury au procès de Guy Turcotte, ressemble à un grand deuil collectif - peut-être un peu délirant aussi, à voir la colère populaire qui l'a accueilli partout au Québec.

Je ne comprenais pas Turcotte à l'époque. Je ne le comprends pas plus aujourd'hui, après le procès, après le verdict.

Par masochisme plus que pour chercher à comprendre, j'ai replongé dans L'adversaire, d'Emmanuel Carrère, un récit fascinant qui relate la vie tordue de Jean-Claude Romand, fabulateur psychopathe qui a tué ses parents, sa femme et... ses enfants, en 1993.

Pour écrire ce livre de romancier, Carrère a fait un travail de journaliste. Il a interviewé les témoins, assisté au procès, échangé avec Romand lui-même. C'est l'un des meilleurs livres que j'aie lus. Un des plus noirs, aussi.

Comme Guy Turcotte, Romand a raté son suicide. Comme Guy Turcotte, il était médecin - enfin, c'est ce qu'on croyait: il se faisait passer pour médecin et prétendait travailler en Suisse.

En réalité, Romand ne travaillait pas. Il vivait en volant ses parents, en empochant l'argent que ses proches lui confiaient pour qu'il l'investisse, lui, le médecin au-dessus de tout soupçon. Même sa femme n'a pas vu le stratagème. Une vie entière à vivre un mensonge. Carrère écrit, lorsque Romand planifie sa solution finale:

«Ç'aurait dû être doux et chaud, cette vie de famille. Ils croyaient que c'était doux et chaud. Mais lui savait que c'était pourri de l'intérieur, que pas un instant, pas un geste, pas même leur sommeil n'échappait à cette pourriture (...) Ils allaient se retrouver nus, sans défense, dans le froid et l'horreur, ce serait la seule réalité.»

L'Adversaire - l'un des noms donnés au diable dans la Bible - se lit comme un thriller, un thriller d'autant plus glaçant que tout ce qu'il raconte est vrai. Carrère ouvre une fenêtre dans la tête d'un tueur, d'un homme capable de tuer ses enfants. J'aimerais vous dire que cette fenêtre jette un peu de lumière sur un tel monstre. Je n'en suis pas sûr.

«C'était déjà, même s'ils ne le savaient pas, la seule réalité. Il entrouvrait la porte, sur la pointe des pieds s'approchait des enfants. Ils dormaient. Il les regardait dormir. Il ne pouvait pas leur faire ça. Ils ne pouvaient pas savoir que c'était lui, leur papa, qui leur faisait ça.»

Impossible de ne pas voir les parallèles avec Turcotte. Le procès aux détails insupportables. Le film regardé avec les enfants, avant l'exécution. La famille très catho du tueur. Les trous dans le récit de Romand, à propos des meurtres.

Il y a des limites aux histoires de Romand et de Turcotte, bien sûr. Le Français a été condamné à la prison jusqu'en 2015, après cinq heures de délibérations. Le Québécois s'en est «tiré», si on veut. Mais quand même, il y a dans ces deux folies comme les deux côtés de la proverbiale pièce de monnaie.

Romand, faux médecin, vrai meurtrier.

Turcotte, vrai médecin, «faux» meurtrier, selon la justice des hommes.

En postface, Carrère écrit en parlant de Romand, le prisonnier qui cherche la rédemption: «Il ne joue pas la comédie pour les autres, j'en suis sûr, mais est-ce que le menteur qui est en lui ne la lui joue pas?»

Ces mots-là, me semble-t-il, résonnent jusqu'à Piedmont.

LES LIVRES - Il y a de bons chroniqueurs littéraires, dans les journaux, à commencer par notre Chantal Guy à nous. Ceci n'est pas une chronique littéraire, mais plutôt une chronique-qui-parlera-de-livres, de temps à autre, pendant le mois de juillet. Une façon de me faire payer pour lire des livres pendant le mois le plus chaud, mais ne le dites surtout pas à mes patrons: ils croient que je travaille...