Parler avec François Casgrain, commissaire au lobbyisme du Québec, est une chose modérément déprimante. M. Casgrain est un homme plein de bonne volonté. Mais pour mettre de l'ordre dans l'univers du commerce de l'influence politique, Québec lui a donné l'équivalent d'un couteau à beurre.

C'est le petit scoop de Fabrice de Pierrebourg à propos de la fiesta donnée par la firme de génie-conseil LVM (filiale du géant Dessau) pour ses «amis» (bien souvent du secteur public) qui m'a poussé à parler à Me Casgrain.

Depuis quelques années, les activités de lobbyisme politique au Québec sont encadrées. Syndicats, entreprises et regroupements qui tentent d'influencer des «titulaires de charge publique» sont tenus de s'inscrire au bureau du commissaire.

Ça permet une certaine transparence. On peut savoir qui est payé combien pour «pousser» tel dossier auprès du maire X, du ministère Y, de la société d'État Z.

Mais des fleurons du génie québécois comme Dessau, SMi ou BPR jugent qu'ils n'ont pas à se plier à la loi. Ils invoquent des exemptions prévues pour les services professionnels. Le commissaire n'est pas d'accord: les firmes de génie-conseil font aussi de la business, dit-il, et à ce titre, elles devraient s'inscrire.

«On a mené une guérilla concernant leur adhésion, me dit le commissaire. On a pensé pouvoir les convaincre d'enregistrer leurs mandats.»

Oui, le commissaire au lobbyisme se bat avec un couteau à beurre: il doit «convaincre» les ingénieurs de se plier à la loi qu'il doit faire appliquer!

Autre exemple du couteau à beurre que brandit Me Casgrain: la loi lui donne un an pour sanctionner les activités de lobbying illégales.

Un an! Au fédéral, le commissaire au lobbying peut remonter jusqu'à cinq ans dans le temps pour sanctionner des gestes illégaux. Idem pour le Directeur général des élections du Québec. Cinq ans, ça donne le temps aux langues de se délier. Aux enquêteurs de faire leurs enquêtes.

Un an, ça donne le temps aux intrigants de faire des intrigues sans être inquiétés.

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Le prédécesseur de Me Casgrain, André C. Côté, s'est inquiété dès juin 2009 du refus des 10 plus grandes sociétés de génie québécoises de se soumettre aux lois sur le lobbyisme.

Dans son rapport annuel 2009-2010, Me Casgrain a encore dénoncé la résistance des firmes de génie-conseil. Il a demandé à Québec des amendements à la loi.

La réaction du gouvernement du Québec?

Silence radio. Québec «étudie» des amendements législatifs.

Les firmes de génie-conseil, qui tentent d'influencer des maires, des ministères, des fonctionnaires, estiment qu'elles n'ont pas à faire comme Quebecor, comme Cascades, comme Sun Life ou comme Pratt&Whitney, c'est-à-dire à faire du lobbyisme à visage découvert.

«C'est tout à fait injuste pour les autres entreprises qui sont inscrites au registre. Il y a là une espèce d'iniquité», note François Casgrain.

Quand ces géants du génie sont l'objet d'enquêtes de la police, des médias ou même du commissaire au lobbyisme, enquêtes qui soulèvent des doutes sur leurs pratiques, jamais elles ne s'abaissent à expliquer leurs gestes aux imbéciles qui financent les contrats publics qui font leurs richesses: les Québécois.

Le refus de se conformer aux règles du commissaire au lobbyisme est la suite logique de cette culture du secret. «Des ingénieurs nous ont parlé à mots couverts d'un mot d'ordre dans le milieu: la loi sur le lobbyisme ne s'applique pas à nous», dit le commissaire.

Fabrice de Pierrebourg s'est faufilé dans une soirée où LVM a gâté ses nombreux «amis», dont plusieurs employés du secteur public. Mais vous ne saurez pas de qui il s'agit. Parce que Dessau, comme les autres fleurons du génie québécois, préfère gâter ses «amis» dans la pénombre.

Ce qui appelle une question: pourquoi le génie québécois a-t-il si peur de la lumière?

Ce qui en appelle une autre, plus pertinente encore: qu'attend le ministre de la Justice du Québec (il s'appelle Jean-Marc Fournier) pour faire des amendements législatifs qui vont remplacer le couteau à beurre de François Casgrain par un lance-flammes?