Vous roulez un après-midi ensoleillé vers Fort McMurray, route 63, la radio ne fait jouer que du rock de type Rush, ce qui vous donne envie d'arrêter la voiture, de trouver un orignal et de vous chicaner avec lui en pleine forêt. Puis, un panneau indicateur: Lac La Biche. En français.

Et vous vous rappelez que cette province - comme ce pays, comme ce continent - a été colonisée par un fort contingent de francophones. Des Français, des Québécois.

Le paysage vous rappelle ce fait. Les villes, les lacs, les rivières évoquent ces colons venus chercher des lendemains meilleurs, au nom de Dieu ou du confort matériel, au fil des siècles: Leduc, Beaumont, Bon Accord, Morinville...

Et ce hameau au nom aussi improbable que joli: Rivière Qui Barre.

Aujourd'hui?

L'Amérique étant une redoutable machine à fabriquer des anglos, l'Alberta a parfaitement assimilé ses francos. Plus de 70% des Albertains ayant le français comme langue maternelle ne le parlent pas à la maison, selon Yves Frenette, directeur de l'Institut d'études canadiennes de l'Université d'Ottawa, qui cite le dernier recensement, celui de 2006.

Mais les Franco-Albertains sont toujours là. Ils ont une association, l'Association canadienne-française de l'Alberta. Un campus, Saint-Jean, à l'Université d'Alberta, à Edmonton. Un journal. Un théâtre. Un espace public, La Cité.

Ils résistent.

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J'ai pris le déjeuner, un dimanche matin, avec une poignée de francophones, à Edmonton. Des gens comme Dolores Nolette et Michel Fournier, nés ici. Comme Geneviève Potvin, Isabelle Laurin et Isabelle Quenneville, des Québécoises qui ont choisi l'Alberta.

Vivre en français, au coeur des Prairies? C'est marcher dans le vent, dans une pente de 45 degrés. Tout le temps.

Parce que l'Alberta est une terre anglaise, évidemment. Pas d'accommodements à l'ontarienne ou de bilinguisme officiel sauce néo-brunswickoise. Ce n'est que dans les années 80 que les francos, ici, ont obtenu leurs écoles françaises...

Mais ce n'est pas tout. Il y a, parfois, l'attitude des francos eux-mêmes, qui mine le collectif. C'est Geneviève qui raconte: «Mon enfant fréquente une école française. Les classes se déroulent en français. Mais, hors des classes, les enfants parlent anglais! Je me suis plainte, partout. Au comité de parents. À la direction. Sur Facebook! Je me suis fait dire: On ne peut quand même pas les obliger à parler français.»

Elle répète ça, «on ne peut quand même pas les obliger à parler français», comme on répète une énormité de calibre olympique.

De l'autre côté de la table, je sens bien que Dolores Nolette, présidente de l'Association canadienne-française de l'Alberta, aurait envie que Geneviève tienne un discours un peu plus «positif» pour le journaliste québécois de passage. Dolorès nuance, dit que ce genre de chose n'est pas universelle, que la francophonie est vibrante, que l'immersion française est ultrapopulaire, en Alberta.

Et, bien sûr, Geneviève, en petite dynamo qui peste, qui rouspète et qui s'en contrefiche de déplaire, raconte qu'au café de La Cité, elle a parfois de la misère à se faire servir en français.

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C'est l'identité de ces gens-là qui me fascine. Les francophones hors Québec: un archipel qui s'enfonce petit à petit dans une mer anglophone.

Les Québécois peuvent toujours revenir au Québec. Mais les Franco-Albertains, eux, sont d'ici. Ce qui crée un certain malentendu: «Parce que je parle français, dit Dolorès, je me suis déjà fait dire: Go back to Quebec! Mais chez moi, c'est ici.»

À un moment donné, Geneviève a lancé que le bilinguisme était une utopie. Que ça ne marche pas. Elle a cité la cérémonie d'ouverture des JO de Vancouver, in English only, ou presque.

Mais Geneviève a ce luxe, ce luxe québécois, je dirais: celui de ne pas croire au Canada bilingue. Les Francos, eux, ne l'ont pas. C'est Michel Fournier qui m'a fait comprendre ça, quand il s'est lancé dans un monologue émotif:

«Mon idée du Canada, c'est que c'est un pays bilingue. Mais on me chie dessus! Depuis que je suis haut comme ça, je parle français et anglais. Je suis le rêve érotique de Pierre Trudeau. Mais je parle français avec un accent. Je parle anglais avec un accent. Et quand j'appelle quelque part, que j'appuie sur le 2 pour avoir du service en français, que ce soit à la banque ou au gouvernement, ben y en a pas de service en français!»

Quelques jours plus tard, je fouinais dans la bibliothèque de Jerry Iwanus, mon ami albertain de Bawlf, avant de me coucher. Je suis tombé sur La confédération canadienne: qu'en pensent les philosophes, un ouvrage bilingue, publié en 1979. Je l'ai ouvert au hasard, je vous jure, page 358, et je suis tombé sur un texte de Serge J. Morin. Extrait:

«Et le minoritaire, dans tout ceci? Si le Canada est une métaphore, le minoritaire est l'ironiste par excellence. Pour le minoritaire, il lui semble que la société, que tel groupe de personnes, que la nature même se moquent de lui.»

J'ai pensé à Michel. J'ai pensé à la nature qui se moque de lui, quand il appuie sur le 2. À son visage, surtout, à la fin de son monologue, dans ce resto d'Edmonton, monologue qu'il a conclu ainsi: «Je suis qui, moi?!»