Le Dr David Lussier jette un oeil dans son dossier avant d'entrer dans la salle d'examen, où l'attend une vieille dame que j'ai vue entrer, appuyée sur sa marchette à roulettes. «Ah, née en 1931, fait-il sans lever les yeux de la page. Elle n'est pas vieille...»

- Pardon, docteur, vous dites que 80 ans, ce n'est pas vieux?

- En bas de 85 ans, non, on ne considère pas que les gens sont vieux. Après 85 ans, oui: tout peut les rendre fragiles. Entre 80 et 85, c'est la zone grise.»

La dame, Adèle Lauzon, ex-journaliste, a les cheveux blancs et l'oeil alerte. Elle vit seule avec son chat, sa télé, son ordi et son mal de hanche. Elle attend une opération, qui aura lieu prochainement. D'ici là, c'est le cocktail Dilaudid et Celebrex, pour gommer la douleur.

«Si je me sens vieille? J'ai de la misère à marcher. Autrement, tout va bien.»

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C'était hier, donc, et je m'étais invité dans les pattes du Dr Lussier, gériatre spécialisé en douleurs chroniques à l'Institut universitaire de gériatrie de Montréal, affilié à l'Université de Montréal. La semaine dernière, le Dr Lussier m'a envoyé un long courriel à la suite d'une chronique dans laquelle je disais, en évoquant des cas troublants en CHSLD, qu'on se fiche collectivement des aînés. Titre du courriel: Les vieux, ce n'est pas sexy. Par «sexy», il veut dire «important», «à la mode», «urgent», bien sûr.

C'était un clin d'oeil à une autre de mes chroniques, publiée l'automne dernier dans le cadre d'une série sur le cancer, où je disais que le cancer n'est pas un thème sexy dans les médias.

Au contraire, me corrige le Dr Lussier. Le cancer EST un thème sexy. La preuve: on en parle! On en parle pour financer la recherche, et le fric ne manque pas. «Avez-vous déjà vu une course, une randonnée à vélo, un téléthon, un ruban symbolique pour les personnes âgées?»

L'Institut universitaire de gériatrie de Montréal a fait une collecte de fonds, l'an dernier. Recette: 175 000$. Des pinottes. Mais à l'échelle de l'Institut, qui combine recherche, hébergement et soins, ce fut un grand succès.

Alors non, poursuit le Dr Lussier, les vieux, ce n'est pas socialement sexy. Ça transcende les cas de négligence en CHSLD ou autres «ressources» pour les vieux. C'est plus profond.

«Ce n'est pas sexy, pour un gouvernement, de financer les services aux personnes âgées. C'est plus rentable de donner des fonds pour le nouveau centre de traitement d'une maladie sexy, photo et pelletée de terre à l'appui, que de financer les soins à domicile.»

Même en médecine, les vieux, ce n'est pas sexy. Le Québec compte une cinquantaine de gériatres. Ici comme aux États-Unis, le recrutement est difficile. «Pour un jeune médecin, ce n'est pas sexy comme la chirurgie, la cardiologie, la traumatologie.»

Et puis il faut les écouter, les vieux! Prendre son temps. On ne «fait» pas 30 patients par jour, comme gériatre. Forcément, c'est moins payant.

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Dans les couloirs de l'Institut, des vieux partout. On y vit à temps plein ou partiel. On vient s'y faire soigner. Ils sont partout, voûtés au-dessus de leur marchette.

On vit de plus en plus vieux. Pensez: le petit Canadien né en 1920 pouvait espérer vivre jusqu'à 59 ans. Aujourd'hui, c'est 78 ans. Un gain énorme. La preuve du génie scientifique de l'Homme.

«Et les gens sont plus en santé, plus longtemps, me dit le Dr Lussier. Soixante-cinq ans, c'est le nouveau cinquante. On vit plus longtemps, mais la santé, elle, décline plus longtemps.

- Et si c'était ça, le problème, docteur? Et si on vivait désormais trop longtemps?

- Hum...C'est dur à dire, répond le Dr Lussier. La médecine a fait des pas de géant pour prévenir les cancers, les AVC, les maladies cardiaques. Mais pour l'arthrose, qui cause 80% de la douleur chez les gens âgés à cause de la destruction du cartilage dans les articulations, on est au même stade qu'il y a deux millions d'années.»

Nous marchions vers le bureau du Dr Lussier. Nous croisions des vieux, ici et là, icebergs épars sur une mer de tuiles, sous le néon réglementaire. J'ai stupidement pensé que moi, mais non, voyons, je ne serais jamais si ratatiné, si lent, si hésitant, si... vieux.

«La vieillesse a-t-elle un problème de relations publiques, docteur?

- Que voulez-vous dire?

- Ben, peut-on rendre la vieillesse sexy, comme on a fait avec le cancer du sein, par exemple?»

Le Dr Lussier réfléchit. On dirait parfois qu'il mime la lenteur de ses patients.

«Non, a-t-il fini par répondre. C'est plus que ça. La vieillesse, on ne veut pas la voir.»

MES EXCUSES - La semaine dernière, j'ai écrit une chronique sur les problèmes en CHSLD. Il ne se passe pas une semaine, vous le savez, sans que des cas troublants soient diffusés dans les médias. Des employés de CHSLD, préposés et infirmières, surtout, y ont vu une attaque sur le personnel. Ce n'est pas ce que j'ai écrit et ce n'était pas mon intention, mais alors là, pas du tout. Mais je me relis et, c'est clair, j'aurais dû le dire en toutes lettres.

Mea-culpa.

Et merci de ne pas m'échapper, dans 40 ans, quand vous prendrez soin de moi...