Quand il parle des procureurs de la Couronne, Dimitri Raymond dit encore «nous autres», comme s'il poursuivait encore des accusés au nom de l'État. Pourtant, il y a un an, il est passé de l'autre côté de la clôture: il est devenu avocat de la défense.

«J'ai fait une écoeurantite», dit Me Raymond, 36 ans.

Il a passé presque huit ans à poursuivre des accusés dans le district de Longueuil. Il a poursuivi, au nom de l'État, des cambrioleurs, des voleurs, des braqueurs de domicile, des types qui avaient tenté de zigouiller leur prochain et un de ces illuminés qui ont bloqué le pont Jacques-Cartier pour cause de pépins matrimoniaux.

La somme de travail est énorme. Facilement 600 dossiers de poursuite par année, se souvient Dimitri Raymond. En Ontario et en Colombie-Britannique, c'est le tiers. Au pire, la moitié. Pas grave: il en mangeait.

«J'ai été heureux, les premières années. J'étais inconscient, je crois. C'est la beauté de la jeunesse, j'imagine! J'ai vécu mes premières assemblées syndicales après qu'on s'est fait imposer le droit de grève alors qu'on voulait l'arbitrage. Les plus vieux étaient aigris. Je me disais: "Ce sont de vieux grognons!" Je ne voyais pas que c'était le fruit d'années à se faire écoeurer.»

Puis, petit à petit, le procureur idéaliste a commencé à avoir l'impression «de ne pas être valorisé» pour son travail et pour la passion qu'il apportait au tribunal.

«Ce qui pèse, c'est l'accumulation de dossiers. C'est latent, l'écoeurantite de la surcharge de travail. J'ai été des années à travailler un week-end sur deux. C'est là qu'on se fait fourrer: on est surchargé, mais on ne peut pas se présenter à la cour mal préparé.»

Les enquêteurs de la police qui avaient monté les dossiers qu'il présentait au tribunal, quand ils devaient faire des heures supplémentaires, étaient payés pour ça. Pas lui. «Je n'avais pas un salaire de crève-faim, loin de là, je gagnais 72 000$ quand je suis parti. Mais ça ne représente pas la surcharge de travail.

«C'est un job qui t'écoeure. Quand t'as 600 dossiers à faire dans une année, ça ne peut pas faire autrement que t'écoeurer.»

Il y a deux ans, Dimitri Raymond a donc pris la décision de quitter la Couronne. Il a mis un an à «divorcer». Ça n'a pas été facile, jure-t-il. Mais quand il a commencé à se réveiller le matin avec l'anxiété au ventre, ce solide gaillard a su qu'il était temps de passer à autre chose. «J'avais le choix entre me noyer ou couler avec le bateau.»

Avocat de la défense depuis un an, il est quand même scandalisé par la loi d'exception que le gouvernement Charest a assénée aux procureurs de la Couronne pour les forcer à reprendre travail après deux semaines de grève.

«Je ne peux qu'imaginer ce qu'ils ressentent. Tu vis avec cette surcharge de travail et tu te fais enlever le seul moyen de pression que tu possèdes. Nous ne sommes pas dans un pays du tiers-monde, je le sais, et je ne veux pas être démagogue. Mais le gouvernement ne veut pas de commission d'enquête sur le domaine de la construction, il a répété que la clé, c'est le système judiciaire. Or, regarde ce qu'ils font aux procureurs de la Couronne! C'est une contradiction.»

Il connaît «une dizaine» de jeunes procureurs qui, dans les dernières années, sont passés du côté de la défense. «Et ne nous contons pas d'histoires, il y en a un paquet, ce matin, qui pensent à quitter la Couronne.»

Aujourd'hui, son seul stress, c'est le stress inhérent aux plaidoiries. Qui n'a rien à voir avec le «système», comme il dit. Moins de stress, même salaire: il s'estime gagnant.

Dimitri Raymond souligne «les couilles» des procureurs-chefs, non syndiqués, qui ont demandé des réaffectations pour protester contre la loi d'exception. Il recourt à une métaphore de baseball pour saluer Claude Chartrand, chef du Bureau de lutte au crime organisé (BLACO), qui «est allé au bâton» en remettant sa démission. «C'est rare: les cadres appuient des syndiqués! Ça démontre que nous ne chialons pas pour rien. Hé, je dis encore nous...»

Les procureurs de la Couronne, dit Dimitri Raymond, sont «génétiquement programmés» pour «aller au bâton». L'avocat dénonce, comme ses anciens collègues, le silence de Me Louis Dionne, directeur des poursuites criminelles et pénales, l'homme qui fait le lien entre les procureurs et l'État.

«Le plus haut placé de tous les procureurs de la Couronne, lance Dimitri Raymond, n'est pas allé au bat.»