Vous l'ignorez peut-être, mais le cinéma québécois a accouché d'un film décrivant les liens occultes entre le pouvoir politique, le fric et l'industrie de la construction. Ce film raconte une petite soirée entre élus et constructeurs la veille de l'ouverture d'un tronçon d'autoroute. Combines et autocongratulation sont au menu. Mais ce film n'est plus à l'affiche. J'ai choisi quelques scènes dignes de mention. Le punch est à la fin...

LÉON, L'AVOCAT DU CONSTRUCTEUR: J'espère que vous allez me permettre de lever mon verre pour fêter l'ouverture du premier tronçon de l'autoroute, qui sera inauguré par le ministre. (Puis, regardant le patron de la grande entreprise de construction:) Enfin, je m'en voudrais de ne pas saluer notre hôte parce que, pour faire une autoroute, en plus du courage, il faut des bulldozers, du ciment, de l'asphalte...

LE CONSTRUCTEUR, À L'AVOCAT: Coudonc, Léon, es-tu en train de t'exercer pour la Cour suprême?

LE MINISTRE: Ça paraît que ça fait longtemps qu'il n'a pas plaidé. Il s'ennuie!

LE CONSTRUCTEUR: Vous devriez le nommer juge. Ça l'empêcherait peut-être de trop parler.

LE MINISTRE, RIEUR: Dans le temps comme dans le temps!

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(Dans le bureau du constructeur, les convives se détendent en buvant des alcools fins.)

L'AVOCAT À L'ADJOINT DU MINISTRE: Savez-vous quand ils vont lancer l'appel d'offres pour le nouvel aéroport?

L'ADJOINT DU MINISTRE: Pas avant le mois prochain.

LE MINISTRE À L'ENTREPRENEUR: Vas-tu faire une soumission?

L'ENTREPRENEUR: Oui. Peux pas faire autrement, je peux pu m'arrêter, juste la machinerie que j'ai, ça a l'air de rien, mais y en a pour proche d'un million. Et la machinerie, c'est rien: j'ai 450 gars qui travaillent pour moi à l'année. J'ai des responsabilités.

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(À l'extérieur de la maison du constructeur, une journaliste et un photographe font le pied de grue. Ils ont su que le ministre était invité chez ce riche entrepreneur, qui reçoit beaucoup de contrats de l'État. Ils sont intrigués. Ils demandent à un garde du corps du constructeur de dire au ministre qu'ils veulent le voir. Le garde du corps entre dans la maison, finit par revenir.)

LE GARDE DU CORPS: Y est pas icitte.

LA JOURNALISTE: Vous lui direz bonsoir de notre part.

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(Le maire sort du bureau de l'entrepreneur. Il tombe sur l'avocat et un adjoint du constructeur, qui discutent de ces journalistes qui se sont présentés à la porte de la maison de leur boss, espérant questionner le ministre.)

LE MAIRE: Messieurs, avez-vous du trouble avec les journalistes? Hey, laissez-moi ça entre les mains, j'ai rien qu'à faire un téléphone...

L'AVOCAT: C'est pas nécessaire. C'est juste une affaire à propos du ministre.

LE MAIRE : Parce que les journalistes...

L'AVOCAT, interrompant le maire: Monsieur le maire, pourquoi tu vas pas faire un tour voir le nouveau yacht du patron?

LE MAIRE: Ah... Y a-tu un nouveau yacht?

L'AVOCAT: C'est ta dernière chance, y rentre à la marina après-demain. Nick va te faire visiter ça. O.K.?

NICK: Venez avec moi, on va aller voir ça. Le plus beau yacht que vous avez jamais vu.

(Deux jeunes femmes attendent le maire dans le bateau. Je vous laisse deviner la suite.)

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(L'adjoint du ministre est au téléphone. Il laisse filtrer une nouvelle à un journaliste en espérant que son journal ne dévoilera pas une autre histoire sur son ministre.)

«Le tronçon a coûté 42 millions. Ça veut dire 19 de plus que les prévisions. Pis le ministre avait dit au printemps qu'on dépasserait pas les prévisions de plus de 4 millions.

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(Lendemain de la petite fête chez le constructeur. Matin pluvieux. C'est l'inauguration du tronçon de l'autoroute. Tous les dignitaires, y compris le maire et le ministre, sont là, sur l'asphalte neuf et mouillé. Ils coupent un ruban avec des ciseaux dorés. Dans une Cadillac noire, à l'écart, assis sur la banquette arrière, le grand constructeur, accompagné de l'adjoint du ministre et de la jeune femme de celui-ci.)

LA FEMME: L'as-tu dit à monsieur?

L'ADJOINT: Quoi?

L'ÉPOUSE: Le téléphone de ce matin...

L'ADJOINT, à l'entrepreneur: Je vais être muté à la Communauté urbaine. Au réseau routier.

L'ENTREPRENEUR: Félicitations.

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Toutes les scènes décrites plus haut sont en effet tirées d'un film, Réjeanne Padovani. Je n'ai biffé que quelques mots, afin de ne pas vendre la mèche. Réjeanne Padovani est le second film de Denys Arcand, lancé en... 1973 et scénarisé par Jacques Benoit, journaliste de La Presse maintenant à la retraite. Un lecteur cynique pourrait être tenté d'y voir une fable sur le copinage entre les grands constructeurs et le milieu de la politique, tant à l'époque qu'en 2010. J'aimerais rassurer ce lecteur: en toutes lettres, Arcand prévient dès le début du film que tout cela n'est qu'une oeuvre de fiction...