Je ne porte pas de cravate. En fait, je n'ai pas de cravate. C'est comme ça.

Nous sommes des milliers d'hommes qui, en silence, passent à travers la vie sans posséder ce bout de tissu que des millions d'autres hommes se nouent autour du cou.

Évidemment, ça ne fait pas l'affaire de tout le monde, que des hommes choisissent de ne pas porter de cravate. Ça embête surtout ceux qui portent des cravates. En notre présence, ils se sentent, je le soupçonne, secrètement diminués. Oui, c'est cela: ils envient notre liberté.

J'entends les tenants du décorum lâcher des soupirs, oui, je les entends d'ici. Ils se demandent, éberlués, des choses comme:

«Mais si tu vas dans un mariage?»

Mes amis ont la politesse de ne pas se marier.

«Et si tu vas au salon funéraire?»

Chemise noire, veston gris foncé. C'est ce que j'ai porté au salon, quand mon père est mort. Idem pour ma mère.

«Et, et...»

Et arrêtez de m'achaler. Je n'ai pas de cravate. Ni de pantalons «propres», comme disait ma mère. Juste des jeans.

Enfin, je vous jure que la cohabitation se passe généralement sans anicroches entre cravatés et hommes libres. Ça n'a rien à voir avec les rivalités entre les chiites et les sunnites ou entre les Vénézuéliens et les Colombiens, par exemple.

Nous nous côtoyons généralement dans une bonne humeur que je qualifierais de décontractée. J'estime que ma vie d'adulte, de citoyen modérément responsable, a commencé à 23 ans, quand j'ai quitté le cocon universitaire. Quinze ans, donc. Quinze ans sans cravate.

Côté cravate, en fait, je suis dans l'équipe de Claus von Amsberg.

Comment, vous ne connaissez pas ce bon vieux Claus?

C'était, voyez-vous, un diplomate allemand, qui eut l'idée de se distraire de son métier d'époux de la reine Béatrix des Pays-Bas en créant les Prix du Prince Claus. Chaque année, il remettait ses Prix. En 1998, le prince décida que le thème du concours serait «l'art de la mode africaine».

Le jour de la remise des prix aux lauréats, Claus von Amsberg prit l'humanité par surprise, et fit reculer l'esclavagisme vestimentaire, en arrachant sans crier gare la cravate qu'il portait à son cou et en la jetant au sol, devant un parterre aussi guindé que médusé.

Le Prince Claus (qui n'était pas le cousin de Santa, contrairement à la légende urbaine néerlandaise) invita alors les travailleurs de par le monde à s'affranchir «de ces chaînes qu'ils portent volontairement». Il qualifia la cravate de «serpent autour de mon cou».

Ce qui nous amène à Alex Norris, qui n'est l'époux d'aucune reine d'Europe occidentale, mais bel et bien conseiller municipal de Projet Montréal. Alex Norris ne porte pas la cravate aux séances du conseil municipal de la Ville de Montréal.

En juin, Norris a été pris en flagrant délit d'exercice de son rôle de conseiller dûment élu sans le port d'une cravate, à l'hôtel de ville. Il portait une chemise et un veston. Il était modérément chic. Je dirais d'un chic cool: il n'avait pas l'air du propriétaire d'un  concessionnaire Ford du Nebraska.

Lionel Pérez, conseiller, a parlé d'«affront» à l'institution. Claude Trudel, pourtant pas une carte de mode, me semble-t-il, a qualifié le refus de Norris de porter une cravate d'«absolument inqualifiable».

Alex Norris, lui, plaidait l'évidence: «Porter une cravate ou pas n'enlève rien à la qualité de mes interventions.»

Le conseiller Richard Deschamps, portant un complet semblable à celui d'un propriétaire de concessionnaire Ford du Nebraska, s'est pour sa part posé en défenseur acharné du Décorum en disant, avec le ton d'un sénateur républicain qui explique au peuple américain qu'il faut envahir la Grenade au nom de la Liberté: «Ça fait vingt minutes qu'on passe ici avec quelqu'un qui n'a pas le comportement, et la dignité, qu'un élu devrait avoir.»

Claude Dauphin, président du conseil municipal, m'a aimablement expliqué au téléphone qu'il ne fait pas les règles. Que d'ailleurs, le port de la cravate est une tradition. Pas une règle. Une tradition que la Commission de la Présidence (ça existe), qui réunit les trois partis, a choisi de maintenir. «À l'unanimité», dit-il.

Élaine Ayotte, v-p de la Commission, exaspérée par la croisade de M. Norris, ajoute: «Notre travail, c'est de gérer quatre milliards de fonds publics. Pas faire des luttes sur le code vestimentaire!»

Donc, ce soir, à la réunion du conseil municipal, Alex Norris n'aura probablement pas le choix. Il devra oublier ce que Jacques Dutronc a dit (la cravate, c'est le passeport des cons) et se passer le serpent du prince Claus autour du cou.

Sinon Norris, qui dit agir en solo, pas au nom de Projet Montréal, risque l'expulsion.

Tout cela est évidemment un recul pour la liberté vestimentaire des hommes, bien sûr. Mais ce n'est pas la question qui m'obsède, dans l'Inquisition dont Alex Norris est la cible.

Non, la question qui m'obsède, bien sûr, est tout autre.

Frank Zampino, quand il s'occupait de compteurs d'eau au conseil municipal, il portait bel et bien une cravate?