Chaque matin, Linda Gauthier s'en va sur le web et lit les journaux. En français, en anglais. Elle veut s'informer, bien sûr. Mais elle cherche aussi un terme qui lui pue au nez: «handicapé». Puis, quand elle débusque le mot honni, elle écrit au journaliste fautif «pour le planter», comme elle dit. Linda est une emmerdeuse, sachez-le.

Linda Gauthier est dans la jeune cinquantaine. Et, depuis 2001, elle a les fesses dans un fauteuil roulant. Sclérose en plaques. Elle a perdu sa mobilité, son (premier) mari, son travail.

 

Elle s'est jetée à corps perdu dans sa mission: militante pour les droits des personnes handicapées. Son organisme, le Regroupement des activistes pour l'inclusion au Québec (RAPLIQ), emmerde tous ceux qui, par paresse ou omission, rendent la vie difficile aux handicapés.

Oups, pardon, Linda. Je veux dire «aux personnes handicapées».

Elle me sort un exemplaire tout frais du journal gratis 24 Heures, un papier qui devrait plaire aux personnes handicapées. Sur les Prix Nobel qui garent leur auto dans les places réservées aux personnes handicapées. Même s'ils sont, eux, des «personnes ambulantes», comme dit Linda.

«Ça coûte quoi de dire «personne handicapée» dans le texte? Rien...»

Je suis de l'école classique et un peu grognonne qui veut qu'un aveugle n'est pas moins aveugle si on le qualifie de personne aveugle; que Linda Gauthier ne marchera pas davantage si on la qualifie de personne handicapée. Évidemment, j'ai toute ma mobilité et ma vision est parfaite, c'est plus facile pour moi de sacrer des coups de pied dans les icônes du politiquement correct...

Par un après-midi récent, je suis allé prendre un café chez Linda Gauthier, boulevard Saint-Joseph, dans le Plateau. Cheveux noirs en pics, yeux bleus, coquettement maquillée. Son chien accompagnateur, un labrador hyperactif, n'arrêtait pas de me lécher. Yves, son mari, observait sagement la scène.

Je dois dire que Linda m'a littéralement harcelé, pendant des semaines, pour que j'aille la rencontrer. À un moment donné, je me suis presque fâché, j'ai dû lui dire de cesser de me relancer deux fois par jour.

Linda Gauthier, donc, milite et ne laisse jamais rien passer.

La terrasse d'un resto empiète sur le trottoir et bloque le passage aux fauteuils roulants?

Hop, une lettre aux élus de l'arrondissement.

La STM n'étend pas le service de transport adapté aux activités de la Nuit blanche de Montréal en lumière?

Hop, des appels, des lettres, de vagues menaces de protestation publique.

Un éclair passe dans ses yeux: «J'aime la chicane.»

Yves, son mari, un beau et grand gars gêné, laisse échapper un petit rire en flattant le chien.

* * *

Au mois de novembre, Linda a voulu aller voter aux élections municipales. Ça tombait bien, le bureau de vote était juste en face de son appart, à l'église. Sauf que l'église n'est pas adaptée pour accueillir les fauteuils roulants. Elle n'a pas pu voter. Hop, une vidéo sur YouTube, filmée devant l'église, pour embarrasser les autorités responsables des élections.

C'est ça, la vie de Linda Gauthier et celle de ses semblables. Une course à obstacles. On n'imagine pas les ennuis, les frustrations, les petites morts du quotidien.

On n'imagine pas l'envie de décapiter les clients d'un restaurant qui, festoyant sur une micro-terrasse érigée sur le trottoir de l'avenue du Mont-Royal, vous bloquent le passage. Et qui, lorsque vous leur demandez de se pousser, vous lancent: «Tu peux pas passer sur le trottoir de l'autre bord de la rue?»

Je dis à Linda que les choses ont quand même changé, depuis 30 ans. Je suis assez vieux pour me rappeler qu'on parlait des gens comme elle en les qualifiant d'infirmes sans que cela fasse vraiment sourciller. Et il y a les trottoirs, abaissés en pente partout, pour les fauteuils roulants. Les places de stationnement dans tous les parkings de centres commerciaux. Les toilettes adaptées dans les endroits publics. Ça évolue, non?

Linda fait la moue. Ce n'est pas assez. C'est trop peu. Et là, justement, j'ai bien envie de lui dire qu'elle est une emmerdeuse, qu'elle exagère. Je n'ai pas le temps. Elle enchaîne avec une histoire.

«Voyez mon chien. C'est un chien-guide. Il a le même entraînement que tous les chiens pour personnes aveugles, il est issu de la Fondation Mira. Sauf que moi, je n'ai pas droit aux allocations de l'État pour mon chien.»

Si vous êtes aveugle, pardon, si vous êtes une personne aveugle, l'État vous donne 1200$ pour votre chien-guide. Pour le vétérinaire, la bouffe. Mais si vous êtes en fauteuil roulant, vous n'avez pas droit à ces 1200$ pour votre chien accompagnateur. L'État trouve pourtant que c'est une bonne idée. Qu'il y a discrimination, ici. C'est du moins ce que pensait Philippe Couillard quand il était ministre de la Santé et qu'il a promis d'étendre l'allocation aux personnes handicapées.

Puis, Couillard est parti. Yves Bolduc a pris le relais avec une nouvelle équipe. Et, brusquement, la mesure est morte au feuilleton. Quinze ans de sensibilisation ont alors pris le bord, m'a expliqué Noël Champagne, de Mira. Mon collègue Michel Girard a dénoncé avec verve cette décision dans deux chroniques récentes.

On n'imagine pas la frustration, disais-je. Si on pouvait, on comprendrait pourquoi quelqu'un peut choisir de devenir une emmerdeuse...

* * *

Dans le quartier, Linda Gauthier n'a pas que des amis. Elle chiale. Elle peste. Elle interpelle des commerçants, des élus, qui la connaissent par son nom. Elle promet de s'enchaîner ici et là si un dossier n'avance pas. Elle menace de saisir la Commission des droits de la personne de certaines injustices, réelles ou pas. La Commission, justement, qui accueille sans cesse davantage de plaintes dans des dossiers touchant les personnes handicapées.

Je notais ses colères, ses griefs, ses frustrations. Je comprenais sans comprendre vraiment.

Quand t'as tes deux jambes, t'es à des années-lumière de comprendre cette frustration. Ce qui est clair, en revanche, c'est que ce sont des emmerdeurs comme Linda Gauthier qui font changer les choses. Des emmerdeurs qui refusent d'aller s'asseoir au fond du bus, qui refusent bruyamment de se faire servir dans la langue qui n'est pas la leur, qui refusent qu'on leur fasse avaler une mine d'uranium sans hurler. Les autres, les doux, les sympathiques, il leur arrive quoi, vous pensez? Ils se font toujours tondre.

- Au fond, Linda, rien ne change si on ne brasse rien.

- C'est ça. Faut pas avoir peur de ne pas être aimée...

Son mari, Yves, écoute sagement l'entrevue. Il n'est pas très jasant, Yves. Beau gars, mais je vous l'ai déjà dit. Commis dans une fruiterie. De 11 ans plus jeune que Linda. Un couple assez mal assorti. Lui, ambulant; elle, roulante. Qu'importe: leur logement, boulevard Saint-Joseph, en cet après-midi venteux et gris, suintait l'amour comme un marathonien dans le Sahara. C'est peut-être pour ça que Linda Gauthier se sacre bien qu'on l'aime ou pas, hors de cet appart. Lâche pas, l'emmerdeuse.