C'est LA question de l'heure: pourquoi est-ce si difficile d'acheminer l'aide alimentaire aux Haïtiens? J'ai suivi, dimanche, toute la journée, l'Américain Edward Minyard pour comprendre le long chemin vers le ventre de milliers d'affamés.

Ed a 59 ans. Il en paraît 48. Dans le civil, il est associé chez Accenture Technology, de Boston. C'est un ancien soldat, un US Ranger qui s'est porté volontaire pour aller au Vietnam à 17 ans.

 

Comme il s'est porté volontaire, au lendemain du séisme, pour aller en Haïti, comme logisticien pour l'Eagles' Wings Foundation, une ONG de Floride qui intervient en situation de désastre.

Personne n'a demandé à l'ONG américaine de venir en Haïti. Quelqu'un, à l'Eagles' Wings Foundation, connaissait une mission protestante haïtienne oeuvrant auprès des démunis. Contact fut pris avec le Mountain Top Ministry, dirigé par l'Haïtien Willem Charles, 42 ans.

C'est ainsi qu'Ed Minyard, en ce dimanche matin, avec quelques Américains de l'EWF et plusieurs Haïtiens embauchés par M. Charles, s'est retrouvé à diriger le chargement de sept camions de poches de riz et de fèves, dans le complexe d'entrepôts du Programme alimentaire mondial (PAM) de l'ONU.

Mon Américain était fébrile. Ces opérations de distribution sont potentiellement dangereuses. À moins de vouloir déclencher une bousculade ou une émeute, il faut planifier soigneusement pour ramener tout le monde à bon port.

Et Ed, en bon soldat, veut que «son» monde, Haïtiens et Américains, revienne indemne.

Une voix est sortie du walkie-talkie d'Ed Minyard: Scott Lewis, un autre bénévole de l'ONG américaine. Avec une petite équipe, Scott était déjà sur le lieu de distribution, dans un terrain vague: «Il y a 5000 personnes, peut-être plus, qui s'impatientent», a dit Scott. Ed a compris qu'il faudrait partir bientôt. Très bientôt.

Tous ces affamés pourraient se fâcher et attaquer Scott Lewis et ses équipiers.

Cinq camions étaient prêts à partir, lourdement chargés. Mais le chargement de deux camions, dans un entrepôt du PAM, branlait dans le manche.

Au moins, les deux blindés de l'ONU, a noté Ed, étaient là. Des Uruguayens.

Quelqu'un a suggéré de partir à cinq camions et de laisser les deux retardataires rejoindre le convoi. Mais à l'extérieur de l'entrepôt du PAM, des jeunes rôdaient. La menace d'un détournement de convoi était réelle. Pas question de partir sans ces deux camions, a tranché Willem.

Quelques minutes plus tard, enfin, les deux derniers camions étaient chargés. Chaque camion était maintenant prêt, moteur allumé; une demi-douzaine de jeunes Haïtiens assis sur le chargement.

Sauf que les policiers haïtiens, attendus depuis longtemps, étaient introuvables.

La voix de Scott dans la radio: «Dans cinq minutes, si vous n'êtes pas arrivés, nous allons devoir partir.» Ed: «Bien reçu.»

Juste pour faire démarrer le convoi supervisé par Ed Minyard, ce jour-là, il a fallu l'action concertée de travailleurs du PAM, de bénévoles américains, de travailleurs haïtiens, de Casques bleus de l'ONU et de la police nationale haïtienne.

Je ne vous parle même pas, ici, de la partie préalable de la distribution. Expédier la nourriture en Haïti. Décharger entre 30 et 50 avions par jour dans un aéroport qui n'a qu'une piste. Trier ces milliers de palettes. Envoyer le matériel aux quatre coins de la ville, pour distribution par des équipes comme celles d'Ed Minyard.

Isabelle Marin, une Québécoise qui travaille pour la Croix-Rouge: «C'est le plus gros désastre urbain dans un seul pays. Le tsunami a fait plus de dommages, mais il était répandu dans plusieurs pays. Pour la Croix-Rouge, c'est la plus grande mobilisation de l'histoire dans un seul pays.»

Marcus Prior, du PAM: «Ce n'est pas l'opération la plus complexe de l'histoire du PAM. Mais c'est la plus compliquée.»

La police nationale haïtienne (PNA) a fini par arriver. Qu'est-ce qui a retardé les deux camions de la PNA? Je l'ignore. Les bouchons de circulation, peut-être: Port-au-Prince est comme le nez d'un type atteint de sinusite chronique.

Les pick-up de la PNA ont bloqué la route quand le convoi, ouvert et fermé par deux blindés de l'ONU, a fini par mettre le cap sur le terrain vague où Scott Lewis et sa petite équipe nous attendaient avec d'autres policiers haïtiens et des Casques bleus argentins.

Entre l'aire de débarquement et l'immense foule - cliché: une marée humaine -, on avait disposé quatre camions en forme de W, pour créer deux goulots d'étranglement. Pour faire passer les gens au compte-gouttes et leur donner les sacs de riz et de fèves.

Pendant deux heures, j'ai assisté à des scènes très dures. Des femmes enceintes qui se disputent un sac de riz. Des enfants qui se mettent à deux et à trois pour traîner une poche de fèves. Un monsieur estropié, en béquilles, qui essaie de marcher avec la foutue poche de riz sur le dos et qui ne peut pas: la poche pèse 100 livres.

Épouvantable.

Mais pendant deux heures, la distribution s'est faite dans l'ordre. Puis vers la fin, les gens se sont énervés.

Ils voyaient bien, entre les camions, que la montagne de riz et de fèves fondait à vue d'oeil. Des milliers de personnes ont commencé à crier, à pleurer, à s'énerver.

Les Casques bleus ont commencé à tirer des coups de semonce dans les airs. Le périmètre de sécurité a été brisé. Les plus forts, les plus affamés, se servaient désormais. Il n'y avait plus de distribution. Il y avait prise de possession.

Au milieu du chaos, sur une poche de riz, Ed Minyard donnait l'ordre à ses hommes, sans s'agiter, de retraiter vers les camions. Time to leave!

Nous avons sauté dans les camions en marche, pendant que les Casques bleus tiraient des gaz lacrymogènes sur la foule en colère.

Autre mesure de la complexité des choses, dans cet Haïti post-séisme: du chargement au PAM à cette fuite, il s'était écoulé pas moins de sept heures. Il y a entre 10 et 20 opérations du genre dans une journée.

Sur la plateforme du camion, Ed et les jeunes Haïtiens qui avaient distribué les sacs se félicitaient profusément, tout en rebondissant au gré des nids-de-poule. On sentait leur fierté autant que l'adrénaline.

J'ai félicité Ed pour cette opération impressionnante. Mais je lui ai dit, en m'accrochant aux parois de la plateforme, que pour ces milliers d'Haïtiens qui n'ont pas pu arracher du riz ou des fèves, cette opération était un échec.

Ed a hoché la tête: «Il faut constamment modifier sa définition du succès, ici. C'est épuisant, mais il faut le faire. Sinon, on ne peut pas dormir.»