Au cours des dernières semaines, notre chroniqueur est allé où vont peu de Québécois : en Jamésie et sur la Côte-Nord. Il nous présente ici une de ses chroniques estivales sur le Québec du bout du monde.

De tout mon voyage sur la Côte-Nord, il n'a pas fait beau. Une éclaircie à Sept-Îles, un après-midi de soleil faiblard à Mingan. Sinon, moche. Mais LCN me réjouissait, à mesure que j'avançais vers l'est: à Natashquan, il fait beau, roucoulaient les Miss Météo.

 

Ce n'est pas mêlant, l'hymne de mon voyage, c'était Et j'ai couché dans mon char, de Desjardins. J'ai roulé 400 milles sous un ciel fâché... Vous dire à quel point j'avais hâte d'arriver à Natashquan!

Puis, quand je suis arrivé à Natashquan, j'ai comme eu envie d'envoyer une ou deux Miss Météo au goulag: il faisait un temps affreux, évidemment. Gris, mouillé, humide.

Bienvenue au pays de Gilles Vigneault. Natashquan, bien sûr, étant le village natal de Gilles Vigneault, notre chantre national...

J'allais à Natashquan surtout pour rencontrer François Bellefleur, le chef de la bande innue de Nutashkuan, la réserve en «banlieue» de Natashquan. Je l'ai cherché: courriels, appels, je me suis même présenté en personne au village mais bon, il était introuvable...

Dommage, je voulais faire le portrait de ce jeune chef qu'on dit «proactif», moderne. Je voulais savoir pourquoi il appuie La Romaine, entre autres...

Pas de Bellefleur.

Restait donc Natashquan-le-village-de-Gilles-Vigneault comme sujet du dernier papier de cette série. Un paquet de lecteurs m'ont encouragé, au début de ce périple, à aller faire un tour à Natashquan. Tous ont parlé d'un village sympathique, épargné par le temps, qui s'écoulerait plus lentement qu'ailleurs, où les habitants sont pittoresques...

Je suis allé écornifler au centre touristique, assis à une table, en lisant quelque recueil de Vigneault. J'espionnais d'une oreille distraite ce que disaient les touristes, en débarquant.

Tous - TOUS - parlaient de Vigneault. Un type: «Où est la maison de M. Vigneault?» Une dame, après 30 secondes, involontairement comique, sur le ton de la confidence, a demandé au jeune guide: «Et M. Vigneault, il va arriver quand?»

Vous dire la vulgarité de cette demande!

On affiche, dans les communautés de bord de mer, la table des marées. Il faudra peut-être, à Natashquan, afficher la table des apparitions de Gilles Vigneault, pour satisfaire les touristes qui débarquent, je le crains. J'imagine l'affiche:

«26 juillet, 14h03: M. Vigneault ira acheter du pain à l'épicerie.

27 juillet, 18h37: M. Vigneault ira faire une promenade sur la plage, s'il y a un coucher de soleil. En cas de pluie, sortie remise au lendemain.

1er août, entre 9h et 11h30: M. Vigneault jasera avec de vieux amis, sur le parvis de l'église.

PRIÈRE DE NE PAS NOURRIR LE POÈTE.»

Puis, plus tard, une autre dame faisait une conversation enjouée à un villageois, un petit vieux monsieur à la casquette de cuir. Elle parlait trop fort et trop lentement, comme si le villageois était débile. Si j'ai bien compris, le type à la casquette était un cousin de M. Vigneault.

Vous dire la joie à peine contenue de la touriste! Cousin de Vigneault, imaginez!

Elle a pris congé de lui en appuyant sur chaque syllabe, 10 décibels trop fort: «ÇA M'A FAIT PLAISIR DE VOUS RENCONTRER, MONSIEUR! MERCI!»

Plus tard, ça m'a frappé. Tout ce mythe autour de Natashquan, «village hors du temps»? De la fabulation de touristes, qui vont à Natashquan en espérant vivre dans un poème de Gilles Vigneault, comme les enfants espèrent voir Mickey Mouse en allant à Disney. Ce qui est le principal vice du tourisme: voyager pour trouver exactement ce qu'on veut trouver...

Je me suis dit que M. Vigneault doit parfois avoir envie de lancer des roches aux touristes qui viennent en safari dans son village, qu'il n'a pas déserté...

Au bistro L'Échourie, Lucie Martineau, qui y sert les excellents plats de la maison, et Jennie, étudiante en sciences infirmières de 21 ans, ont accueilli mes observations cyniques avec bonne humeur.

Il y a vraiment quelque chose de spécial, ici, oublie les touristes, m'a dit Jennie.

Il y a les gens, m'a dit Lucie. Et le ciel immense et la mer et le bois...

Natashquan n'est pas un endroit spécial parce que Vigneault en a fait des poèmes et des chansons, a poursuivi Lucie. C'est le contraire: c'est si spécial que Vigneault n'a pu faire autrement que l'immortaliser dans ses mots...

Après le souper, j'ai roulé avec Guillaume, le guide touristique - belge, pas français -, jusqu'au bout de la 138, en écoutant Leonard Cohen à fond la caisse. Disons d'abord que le bout de la 138 n'est pas Natashquan, mais quelque part en territoire innu, passé la réserve. Ensuite, de l'autre bord de la Grande rivière Natashquan, on pouvait voir la forêt débroussaillée: la 138 qu'on va allonger, jusqu'à Blanc-Sablon...

La rivière grondait, direction le Golfe. L'air était pur et froid sur mon rocher surplombant le cours d'eau. En fumant sa cigarette, Guillaume m'a dit qu'il vient souvent dans le coin, qu'il bûche son bois, ici, l'hiver. Qu'il accompagne à l'occasion des amis québécois venus zieuter là où la 138 finit (ou plutôt, comme l'a observé Vigneault, là où elle commence)...

Le cynisme qui m'avait assailli s'est peu à peu dissipé. J'étais bizarrement bien, sur ce rocher, à regarder la rivière. Loin des touristes, près de mon idée d'une certaine patrie, je décolérais...

«Je suis loin en maudit, Guillaume, mais c'est con, je me sens totalement chez moi...

- Tu n'es pas le premier, a répondu mon Belge, à dire ça en débarquant ici, sur ce même rocher...»