Marc Proulx et sa blonde, Rose, ont une maison qui donne sur une crique. Quand j'y suis passé, le temps était gris, venteux, mouillé. Le fleuve venait faire de petites colères dans la crique. Le genre de temps qui donne cette beauté rugueuse à la Côte-Nord.

Comment résumer Marc et Rose?

Je crois que ce qui convient le mieux, c'est de dire que ce sont des gens qui aiment. Voilà. Et ils aiment vraiment beaucoup.

Ils ont eu 50 enfants. Façon de parler: Marc et Rose sont famille d'accueil à Port-Cartier depuis 2002. Depuis 2002, 50 enfants sont passés dans leur grande maison qui donne sur la crique. Ils en ont adopté une, Alice, petite Autochtone, à 6 ans.

Il est ingénieur, au Groupe Roche. Elle s'occupe de la tribu.

En ce début d'après-midi de juin, le chat se prélasse sur le comptoir, les enfants - quatre aujourd'hui - jacassent dans le sous-sol, rient, crient et chahutent au rythme d'une grenouille qu'ils ont trouvée dehors et qui est gardée en otage dans un verre.

«On ne dit jamais non quand la DPJ appelle», dit Marc.

«Tout le monde a droit à une chance», ajoute Rose.

Ils se sont rencontrés en 1991. Elle, en vacances chez une amie de la Côte-Nord, trois enfants, en instance de divorce. Lui, fraîchement diplômé en génie, à six mois de se marier. Ce fut le coup de foudre.

Mais la nature a décidé que les enfants, ce n'était pas pour eux. Ils ont essayé la science, la chandelle, le thermomètre, rien à faire. Juste une grossesse ectopique.

Ils ont pensé à l'adoption internationale. Se sont rabattus sur l'option famille d'accueil.

Ils m'en parlent en préparant les spaghettis du dîner. On s'en doute, les enfants qui dérivent jusqu'à la maison de Marc et Rose ne sont pas issus de familles exemplaires. Forcément, c'est compliqué.

Les ados sont les pires. C'est pourquoi ils sont difficiles à «placer» dans des familles d'accueil.

«Prends Dylan, dit Rose. Un jeune Autochtocne. On ne l'a pas adopté, mais lui nous a adoptés. Quand il est arrivé ici, à 14 ans, il buvait une caisse de 12 par jour!»

Pour bien des ados, la maison de Marc et Rose est la dernière escale avant le centre de réadaptation de Baie-Comeau, quasi carcéral. «Mais, poursuit Rose, le centre de réadaptation, c'est ce dont certains ont besoin: quand ils sont rendus à te menacer avec un couteau...»

Les enfants, c'est moins «dangereux», évidemment. Pas moins prenant. On n'imagine pas comment un enfant «poqué», c'est prenant, accaparant. Tiens, Hakim et Keenan montent en trombe, justement. Hakim pleure comme un veau.

«Mamaaaaaaaan!

- Ah, fait Rose, la grenouille est morte?

Ouiiiiiiiiiiiiiiiii!»

Keenan suit son demi-frère. Lui, pas une larme. Leur vraie mère a eu 13 enfants dans sa réserve de la banlieue du Labrador. Hakim et Keenan souffrent du syndrome d'alcoolisme foetal, SAF. Phénomène pas si rare en réserve.

La crise de la grenouille s'estompe grâce au minouchage de Rose et de Marc. Les enfants finissent par s'attarder autour de la table, reniflant la bouffe qui s'en vient...

«À 6 mois, m'explique Rose, Hakim pesait 32 livres. Il n'avait pas de tonus musculaire. On l'a simplement assis, à la naissance, dans un siège de bébé. Il n'avait jamais été stimulé.»

Dans la cuisine, les enfants chahutent. Hakim et Keenan en tête. Besoin d'attention constant. Mais Marc et Rose poursuivent la conversation sans perdre le fil, tout en répondant aux cris, demandes et larmes des enfants.

Ce n'est pas que Keenan et Hakim soient mal élevés ou de mauvaise volonté. Mais ce foutu SAF, justement, est comme un mauvais esprit qui les manipule, comme on agite une marionnette. Marc m'explique:

«Les symptômes, c'est le trouble de l'opposition, l'incapacité de gérer ses sentiments, l'automutilation.»

Prenez le mot «non». Moi, quand je dis non à l'héritier, il comprend, généralement. Si je dis NON, alors là, c'est clair, papa veut pas. Et l'histoire finit là. Chez Hakim et Keenan, même le plus petit non peut déclencher une crise. Pas capable d'entendre non. Donc, il ne faut pas dire NON en grognant, il faut cajoler avec fermeté, expliquer avec doigté...

Et ce, tout le temps.

Vous imaginez le dévouement, ici?

À quelques reprises, au cours de mon passage chez Marc et Rose, je leur ai demandé pourquoi ils se donnaient tant de peine. Ça ne peut pas être le fric, je sais que ce n'est, au final, pas si payant. Si c'est un trip religieux, ils n'en ont pas soufflé mot, ce qui n'est pas coutume chez les amis de Jésus.

Quelque chose comme l'amour du prochain, pourtant. Ils m'ont dit l'importance de «redonner» ce qu'ils ont eu, eux, issus de familles heureuses. Mais pas de réponse définitive. Rien de transcendant qui permette, par exemple, de finir cette chronique sur une miette de sagesse qui va vous scier en deux.

Sans pester, Rose m'a raconté que ce que l'État lui donne pour acheter des vêtements tient de la science-fiction. «Pour Dylan, mon ado de 15 ans, on me donne 200$. Pour l'année! Hum, je me demande comment je vais faire...»

Elle s'arrangera, vous pensez bien. Et le ti-cul aura l'air d'un ti-cul de 15 ans comme les autres quand Rose aura coupé les dollars en 20.

Mais avez-vous remarqué?

Elle a dit MON ado. C'est pas le sien. Et pourtant...

La miette de sagesse est peut-être là, cachée dans ce petit déterminant-là.

BIEN MANGÉ - Manger, en voyage, est habituellement un cauchemar. Nous voilà à la merci des bannières. Sur la Côte-Nord, très peu de bannières et, ceci expliquant peut-être cela, j'ai bien mangé à peu près partout le long de la 138, même dans des villages minuscules. Comme Baie-Trinité, tiens. J'y ai mangé la meilleure morue de restaurant de ma vie, dans un resto qui ressemblait à une cabane, où on s'attendrait au triomphe de la poutine faite avec des frites fraîchement dégelées. Le resto Bouchard, ou un truc du genre.

LA ROMAINE - Plus je progresse vers l'est, plus on parle de La Romaine, le projet hydroélectrique qui sera construit sur la rivière du même nom. On en parle en bien. Quasiment à l'unanimité. L'opposition? On dit méchamment que l'opposition, elle habite Montréal, l'opposition. Parfois avec la même moue, quand on dit «Montréal», que quand on dit «gonorrhée». J'y reviendrai.

SINISTRE - Depuis ma chronique sur Radisson, je reçois des courriels qui ont le mérite d'être clairs: je ne suis plus le bienvenu à Radisson. Plus bienvenus, non plus, les gens qui oseraient considérer que Radisson n'est pas totalement charmant, pittoresque, accueillant, émouvant, à couper le souffle, chaleureux, mémorable, exemplaire ou, disons-le modestement, une sorte de paradis sur Terre que seuls les esprits fins savent reconnaître. J'y reviendrai (sur le sujet, pas à Radisson).