Notre chroniqueur est allé où peu de Québécois vont : en Jamésie et sur la Côte-Nord, au cours des dernières semaines. Il nous présente ici une autre de ses chroniques estivales sur le Québec du bout du monde.

Stéphane Bérubé habite le Nord depuis 1990. Une vie, ou presque, à brasser des affaires à Radisson puis, désormais, à Matagami. Dans la salle de réception vide de l'hôtel Matagami, il m'a explicitement dit ce que d'autres m'ont chuchoté à mots couverts depuis que je me promène en Jamésie: c'est plus facile de réussir, ici.

 

Plus facile qu'«en bas», je veux dire.

Stéphane était serveur à Québec. Pas de possibilité d'avancement. Même paie, mêmes assiettes pour les deux prochaines décennies. À moins d'ouvrir son resto... «Mais si j'avais ouvert un restaurant à Québec, j'aurais fait faillite après trois mois, comme tout le monde.»

C'est donc à Radisson, le village blanc le plus au nord du territoire québécois, au pied de LG2, qu'il a acheté son resto. À 2000$ d'avion ou 15 heures de route de Montréal. Et il n'a pas fait faillite après trois mois. Il l'a vendu après 11 ans.

«J'ai travaillé fort. Dans le Nord, c'est facile d'être bon. Il n'y a pas 100 points de référence. C'est facile d'être le meilleur, même si t'es ordinaire.»

C'est ce que j'ai aimé tout de suite de Stéphane: sa candeur.

Il me montre son hôtel, un bel établissement, bien tenu, propre, où on mange bien. Pas un Hilton, mais loin d'être un trou. «À Montréal ou à Tremblant, avec un hôtel semblable, je me serais fait clencher!»

La clé? Il revient sur le travail: «Il y a peu de loisirs, ici. Alors on travaille. Si tu y mets du temps, de la constance, de la persévérance, ça marche.»

Le Nord a toujours eu la réputation d'être une terre de recommencement, une zone franche où on peut «se refaire» et se faire oublier, où on peut fuir. Il y a des jobs et, bien souvent, les employeurs ne chipotent pas sur le CV ou les diplômes...

«C'est vrai que le Nord est un endroit où fuir. Il y a des emplois, et de bons emplois! T'arrives et, tout de suite, tu peux travailler. J'ai vu plusieurs exemples, ici, de gars traités comme des héros mais qui, ailleurs, ne se démarqueraient pas.»

Mais le Nord, c'est un peu désertique, côté social. Il y a un bar, à Matagami, qui porte le nom de Caribou. Un terrain de golf. Tout le monde se connaît. Si vous volez une boîte de Kraft Dinner à l'épicerie, ne vous faites pas prendre: Amos, c'est loin pour aller faire son marché.

Stéphane Bérubé, à 42 ans, a l'air d'en avoir 35. Le Nord, c'est son Klondike, c'est son «Go West, young man», l'endroit où il a échappé, je le devine entre les lignes, à une vie ordinaire.

Aujourd'hui, il possède cet hôtel. Il a des maisons, qu'il loue, à Radisson. Des projets, des buts, des responsabilités, quoi. Il défend donc le Nord comme on défend sa patrie...

Tiens, en parlant de ce journaliste de Radio-Canada qui a exposé des failles de sécurité dans les barrages du Nord, en 2005, un épisode qui a considérablement nui au tourisme dans la région, selon lui. «Christian Latreille? Il n'est pas le bienvenu, ici.»

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J'ai oublié de vous dire: Stéphane Bérubé est gai.

Dur d'être gai au bout du monde, monsieur l'aubergiste?

«J'ai fait mon coming out à Radisson! Je me suis dit que je n'allais pas me cacher toute ma vie. Et ça a été facile. Moins dur que dans le fond d'un rang de village. De toute façon, quand t'es bien dans ta peau, t'es bien partout.»

Justement, parlons un peu d'amour...

Pas évident, dans de si petits villages (Matagami: 1200 personnes; Radisson: 500), de trouver l'âme soeur. Encore moins quand on est gai.

«Si ça me manque d'avoir un chum? Chercher pour chercher, bof... Même les filles ont de la misère. Tout le monde cherche comme dans un catalogue, non? Mais on trouve toujours un détail qui cloche, un défaut...»

Et le voilà, Stéphane, qui repart sur le célibat, qui afflige tant de gars et filles, ici ou en ville... C'est une tirade tranquille, je ne lui pose même pas de questions et, pourtant, Stéphane est intarissable sur le sujet.

«Y en a-tu, des sites de rencontre sur l'internet! Et pourtant, il y a plein de monde célibataire. On cherche la perfection...»

Bah, si tu étais à Montréal, Stéphane, tu pourrais aller dans le Village, statistiquement tu aurais plus de chances d'y trouver un chum.

Mon hôtelier sourit, vaguement ironique.

«Il n'y a pas de célibataires, à Montréal? Tout le monde est tout seul. À Montréal, tu sais, je pense qu'on peut même être plus seul que dans le fond des bois.»

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S'il se sent «loin»?

La réponse classique, cabotine, qu'on m'a souvent servie, c'est: «Loin de quoi?» Oui, Stéphane se sent loin. Mais quand il en a assez, il saute dans l'avion et va au Mexique. Ou à Montréal.

Ah, Montréal! Comme tant d'autres nordiques croisés dans ce voyage, Stéphane aime son coin de pays. Mais il aime bien, aussi, ne pas habiter Montréal. «J'aime les beaux côtés de Montréal. Les magasins, les restaurants. Mais c'est tout. Je vous regarde courir, stresser, pris sur les ponts: ça me tente pas!»

Récemment, il a dit à sa soeur, qui lui disait souvent de revenir, que non, il ne pensait pas retourner dans le Sud. Chez lui, c'est ici...

Il était temps que je parte. Stéphane m'a déposé à la sortie de la ville, où commence la route de la Baie-James. «Moi, j'ai adoré Radisson. Je ne sais pas si tu vas aimer, m'a dit Stéphane. Ça a beaucoup changé depuis les années où j'y étais...»

J'ai souligné dans mon calepin, au moment où nous arrivions à la guérite d'enregistrement, au kilomètre 6 de la route, le passage où Stéphane m'a donné une miette de sagesse gratuite: Quand t'es bien dans ta peau, t'es bien partout...

À côté de la guérite, un 18-roues de Kepa Transports m'attendait, mon transport pour Radisson. J'ai fait les 600 km de route rectiligne dans un océan d'épinettes avec Reynald Dunn, un type résolument bien dans sa peau. Je vous en reparle lundi.