Compris dans la location d'un chalet, l'hiver dernier: un téléviseur. Câblé, en plus. Je sais que c'est drôle à dire, dans un pays où le citoyen moyen regarde près de 30 heures de télé par semaine, mais je regarde assez peu la tivi. Ne me fusillez pas, de grâce.

Au chalet, j'avais du temps. Du temps pour niaiser. Donc, pour bien m'assommer, les fois où je n'arrivais pas à m'endormir, je m'amusais à zapper sans arrêt, du Canal-ceci au Canal pour les chats en passant par le canal Historia, le History Channel et Super Écran...

 

Et? Et c'est quand même incroyable les chaînes qui survivent en diffusant niaiseries et marde en spray...

Il y a quoi, 700 chaînes, au Canada?

Des centaines, en tout cas. Mais pas Al-Jazira.

C'est ma marotte télévisuelle de 2009, désolé. L'absence d'Al-Jazeera English du paysage télévisuel canadien. On apprenait récemment que le CRTC, l'organisme réglementaire qui arbitre le terrain de jeu des télévisions, radios et câblodistributeurs canadiens, va se pencher bientôt sur l'entrée d'Al-Jazeera English sur ce terrain de jeu.

Et s'il faut se fier au sort réservé à Al-Jazira, version arabe, il y a de quoi être inquiet. Le CRTC, il y a quelques années, a autorisé les câblodistributeurs à offrir la chaîne du Qatar, le CNN arabe, selon l'expression consacrée, aux Canadiens.

Mais à une condition, grotesque. En obligeant les Bell Express Vu, Vidéotron, Shaw et autres Rogers à éditer eux-mêmes le contenu potentiellement offensant d'Al-Jazira.

Ce qui est à peu près aussi ridicule qu'obliger l'imprimeur d'un journal à stopper les presses si un article dudit journal est susceptible d'offenser quelqu'un.

Le OUI du CRTC était dans les faits un NON. Et les câblodistributeurs canadiens ont donc refusé d'offrir la version arabe d'Al-Jazira.

C'était en 2004. Deux ans plus tard, Al-Jazeera English, AJE pour les intimes, voyait le jour.

Al-Jazira fait peur à bien des gens, en Occident.

La chaîne couvre le globe, selon un point de vue différent de CNN ou de la BBC. Dans la foulée du 11 septembre 2001, c'est à Al-Jazira que ben Laden envoyait ses messages à l'univers.

Déjà, c'était suffisant pour rendre suspect de collaboration islamiste ce nouvel acteur médiatique. Puis, vint l'Afghanistan et l'Irak. Al-Jazira a montré l'«autre» côté des invasions de ces deux pays. D'un point de vue différent de celui de CNN, FOX et cie.

Le côté que ne pouvaient pas voir les correspondants «embeddés» dans les blindés de l'armée américaine.

Pour l'administration américaine, Al-Jazira est devenue, dès lors, un ennemi à abattre. Littéralement, ou presque.

Le journaliste d'enquête Ron Suskind, dans le formidable livre One Percent Doctrine (1), affirmait que le missile tombé sur le bureau d'Al-Jazira à Kaboul, fin 2001, après la chute des talibans, n'était pas une bavure militaire...

Al-Jazira fait peur à bien des gens, en Occident. Et quand l'Occidental que je suis s'est retrouvé en Israël, au début de l'année, il était un peu suspicieux, en regardant Al-Jazeera English. La seule chaîne, par ailleurs, à diffuser en direct de Gaza.

Rapidement, j'ai été séduit. Je l'ai écrit: du bon travail journalistique, pas d'hystérie, pas de bêtise, pas de point de vue bêtement pro-palestinien. Et les porte-parole israéliens, militaires et politiques, y défilaient.

Sur CNN, on pouvait voir les hélicoptères israéliens tirer, les soldats se déployer à côté de leurs chars. Al-Jazira, elle, montrait les dégâts de ces missiles. Les blessés arrivant à l'hôpital en civière. Les enfants morts sous les décombres.

L'«autre» côté, quoi.

Un excellent apport à son buffet de sources d'information quotidien.

Le CRTC va-t-il donner le feu vert à AJE, cette fois-ci? Ma camarade Agnès Gruda, la semaine dernière, a pris le pouls des groupes d'intérêts qui voient d'un mauvais oeil la venue d'Al-Jazira dans nos salons. Dont le B'nai Brith.

Michael Mostyn, porte-parole de l'organisme, a déclaré à Agnès: «Cette télévision a une histoire de glorification du terrorisme et même si la chaîne anglaise est différente, les deux appartiennent à la même organisation.»

Ah, ce cher B'nai Brith. Toujours aussi délicat et nuancé dans ses prises de position, qu'il s'agisse des nationalistes québécois ou d'Al-Jazira!

Ce qui est fascinant, c'est que les Israéliens, eux, peuvent regarder AJE. Les porte-parole de l'État hébreu donnent des entrevues à la chaîne.

Mais le B'nai Brith a peur que les Canadiens soient exposés à Al-Jazira. Je veux bien mesurer mes mots et éviter de dire que cela est hystérique, mais avouez que c'est dur.

Ce soir, l'Université McGill sera l'hôtesse d'une conférence portant sur Al-Jazira (2). Une des invitées s'appelle Catherine Cano, ancienne directrice de l'info à Radio-Canada, désormais adjointe au directeur de l'information de Al-Jazira English.

«C'est Tony Burman, ancien rédacteur en chef de CBC, qui m'a demandé, un jour: Veux-tu venir vivre dans le désert?» explique Cano, pour expliquer son déménagement à Doha, au Qatar, qui abrite un des centres de diffusion d'Al-Jazira.

Pour Cano, Al-Jazira n'est pas la voix tant «arabe» que la voix du «Sud». La chaîne couvre ce que les autres couvrent peu, ou pas, dit-elle: Amérique du Sud, Sri Lanka, Afrique, Asie du Sud-Est.

«Le public est assez intelligent, à la fin, pour décider si c'est bon ou pas bon.»

Al-Jazeera English rejoint plus de 140 millions de personnes, dans plus de 100 pays. J'aimerais décider moi-même si son produit est bon ou pas, comme un grand. Dans un monde complexe, où il faut s'abreuver à plusieurs mamelles pour comprendre, ce n'est pas un luxe.

Mais c'est le CRTC qui décide. Le même CRTC qui a accordé une licence de diffusion à Anne-Marie Losique pour qu'elle fasse entrer dans nos salons une chaîne de contenu cochon, euh, pardon, il faut dire «osé» (3). En français et in english.

1) En français: La guerre selon Bush, Plon.

2) 3450, rue McTavish, 19h

3) Je vole sans vergogne ce judicieux parallèle à l'animatrice Isabelle Maréchal.