Les premiers mots d'anglais que j'ai appris étaient «British, go home ! », le slogan que nous, les gamins de Jérusalem, hurlions en lançant des pierres contre les patrouilles britanniques, lors de notre Intifada à nous, dans les années 1945, 46 et 47. Comment ne pas apprendre à relativiser les choses, à les mettre en perspective, quand on constate avec notre triste ironie que les occupés sont devenus les occupants, que les opprimés se sont mués en oppresseurs, que les victimes d'hier peuvent si facilement se métamorphoser en persécuteurs.- Amos Oz, écrivain israélien, Comment guérir un fanatique.

Dans la nuit, la voix a tonné, en anglais, alors que je débarquais du VUS, une voix autoritaire au propriétaire invisible: «QUI ÊTES-VOUS ET QUE VOULEZ-VOUS?!»

C'était début janvier, pendant le bombardement de Gaza. J'ai passé deux semaines en Israël et en Palestine pour La Presse. Ce soir-là, j'étais à Hébron, en Cisjordanie.

 

J'ai cherché d'où venait la voix. Dans la rue déserte, les volets des petits commerces étaient tirés. À ma droite, juste avant le cul-de-sac, un gigantesque tube de béton au garde-à-vous. Je me suis dit qu'il s'agissait d'un morceau d'une conduite d'eau en construction.

La voix a encore tonné, plus pressante: «WHO ARE YOU AND WHAT DO YOU WANT?!», j'ai répondu à l'aveuglette que j'étais journaliste, que je visitais Hébron.

Puis, j'ai vu d'où venait la voix. Du tube de béton, justement. Qui n'était pas une section d'une conduite d'eau. C'était un poste d'observation de l'armée israélienne, aux abords de la colonie juive sise dans la vieille cité, au coeur d'Hébron. Je m'en suis approché. Le soldat est sorti de la tourelle. J'ai remarqué les barricades, les barbelés protégeant l'entrée de la colonie.

Journaliste? Vous faites quoi ici?

Je suis venu pour Gaza.

C'est la Cisjordanie, ici ...

Si votre armée ouvre les portes de Gaza, je vais y aller, jeune homme!

Hébron compte plus de 150 000 Palestiniens. C'est une ville arabe, dans un territoire arabe, la Cisjordanie, territoire conquis par Israël quand l'État hébreu a repoussé les attaques de la Syrie, de l'Égypte et de la Jordanie, en 1967.

Au coeur de cette ville, on retrouve une petite colonie d'Israéliens. Pour protéger l'enclave: barbelés, murs, postes de contrôle, soldats en armes. Comme ce ti-cul de 20 ans, dans cette nuit de janvier. Nombre de colons dans l'enclave?

Cinq cents.

Il y a des choses qu'on n'a pas besoin de nécessairement voir pour comprendre. Je n'ai pas besoin de voir des bouts de cortex sur l'asphalte pour comprendre l'horreur d'une attaque suicide dans un marché public.

Mais il y a des choses qu'il faut voir, qu'il faut sentir pour bien les comprendre, pour bien les saisir. Une «colonie juive», par exemple.

Depuis, c'est très concret, merci beaucoup.

Pour expliquer l'attaque de l'armée israélienne sur Gaza, on a utilisé une variante de la métaphore suivante, partout dans le monde: «Imaginez que des Lavallois balancent des roquettes sur Montréal. Accepteriez-vous cette insécurité?»

Et c'est une bonne métaphore. Assez juste, du reste. Qui explique bien le ras-le-bol des Israéliens les plus modérés, depuis plusieurs mois, face aux attaques idiotes du Hamas sur les civils du sud d'Israël.

Mais voici une autre métaphore, pour expliquer la folie des colonies juives. Ma métaphore a des limites, comme toutes les métaphores, je sais. Mais imaginez que demain matin, des exaltés québécois décident qu'ils s'en vont construire des quartiers résidentiels à Kahnawake. Et à Kanesatake. Et dans le Village huron.

Imaginez les affrontements que cela créerait. Le bordel!

Pour protéger les colons, qui se font lancer des roches, qui se font tirer dessus, l'État canadien envoie l'armée les protéger.

Sur les routes menant aux colonies, l'armée érige des barrages. À ces barrages, les Indiens sont traités comme des débiles légers, M-16 pointés sur leurs autos, par des soldats qui ont peur d'avoir affaire à un kamikaze.

Ces barrages ne suffisent pas. Les Indiens continuent de balancer des roches, d'égorger des colons, de venir se faire sauter dans des bus à Montréal.

Alors on construit un long, un très long mur pour isoler les colons québécois des terroristes indiens. Le mur isole les villages indiens, coupe des communautés de leurs lieux de travail; des parents, de leurs enfants; des malades, de leurs hôpitaux...

Imaginez le bordel.

Imaginez la haine qui flotterait sur ce marais.

Israël, contredit par des pans entiers du droit international, prétend avoir le droit d'installer des Israéliens sur les terres conquises en 1967.

Peut-être. Cependant, et c'est ici que l'irrationnel intervient, on se demande pourquoi un Israélien veut habiter au coeur d'un territoire arabe, dans une enclave protégée par des soldats, des barbelés et des murs de béton. Joli paysage.

Robert Fick est le correspondant au Moyen-Orient du quotidien The Independent. Son livre, La grande guerre pour la civilisation, consacre plusieurs chapitres au conflit israélo-palestinien. Fisk est très, très critique face à Israël. Pour lui, du Liban à Gaza, Israël se contre-fiche des civils quand elle se «défend».

Pour Fisk, ce qui est du terrorisme quand on parle des Arabes est bien souvent de la «sécurité» quand il s'agit des actions d'Israël. Il n'a de cesse de documenter la violence de l'occupation israélienne. Évidemment, on l'a accusé d'être antisémite, d'être anti-israélien. C'est le lot de tous ceux qui n'appuient pas Israël en tout temps, à 150%: l'anathème bête et épais.

Page 495, Fisk raconte Gaza, en 2001: l'armée israélienne avait alors rasé 200 maisons, en riposte à des tirs sur ses soldats. Pas deux, 200! Fisk écrit: «N'importe où ailleurs, ce serait scandaleux, révoltant.»

Je ne suis pas en train d'excuser le Hamas. Le Hamas est un ramassis d'obscurantistes, l'excroissance d'un leadership palestinien faible, corrompu, minable.

Après l'accord d'Oslo, en 1993, qui jetait les bases d'une paix israélo-palestinienne, qu'a fait le Hamas? Il a envoyé des jeunes gens se faire exploser dans des cafés.

Je ne suis pas en train d'excuser le Hamas. Mais après Oslo, Israël a continué à coloniser les terres palestiniennes faisant l'objet de négociations. Selon La Paix Maintenant, le groupe pacifiste israélien, on compte désormais 285 000 colons dans 140 colonies juives.

Or, pour protéger ces colons, il n'y a qu'une solution: la force.

Des soldats. Des armes. Un mur de séparation. Des permis de voyage. Des routes interdites. Ça donne de petites morts quotidiennes qui attisent la haine, forcément.

L'ex-président Jimmy Carter, architecte de la paix entre Israël et l'Égypte, en 1978, parle carrément d'apartheid, comme en Afrique du Sud, pour décrire l'occupation israélienne. Simcha Levental, responsable du dossier des colonies pour La Paix Maintenant: «Nous n'utilisons pas ce mot, apartheid. Mais nous sommes sur la route qui y mène.»

Apartheid, l'occupation? Je ne sais pas. Les métaphores, les comparaisons ont toujours des limites. Indignité, certainement. Une saloperie, un obstacle majeur à la résolution de ce conflit? Absolument. Et il faut le dire.

Dans la nuit, je jasais donc avec ce jeune soldat, à Hébron.

Ce doit être ennuyant, pour un soldat, d'un point de vue strictement militaire, de monter la garde dans une tourelle protégeant des colons, non?

Oui, c'est vrai, m'a-t-il répondu. C'est ennuyant. Mais je me console.

Comment?

Je me console en me disant que c'est un job important.