Je voyage avec un journaliste flamand. Il a un nom d'agent secret dans un film de James Bond. Il s'appelle Jorn De Cock, du quotidien belge De Standaard, il ressemble à l'acteur Christian Slater. On sépare les coûts, on échange des idées et on fait front commun contre notre chauffeur ratoureux, qui essaie de se tirer une paie de chirurgien en nous trimballant dans sa Mercedes.

On a filé toute la matinée, de Jérusalem à Rafah, pour approcher de Gaza.

De la 232, en filant vers le sud, nous avons vu des dizaines de tanks au repos, flanqués de soldats oisifs. Impressionnants, ces tanks. Et partout, sur la route, des soldats: dans les champs, sur le bord de la route, descendant du bus, au volant de leur Hyundai. Les soldats-citoyens se présentaient à leurs unités.

En arrêtant sur le bord de la route, on a même surpris une soldate les culottes baissées dans les bosquets, se soulageant la vessie, à l'abri de ses camarades...

Finalement, Jorn et moi avons pris position sur une butte, sur le bord de la 232, à côté du kibboutz Sa'ad. Un kiquoi? Un kibboutz, une ferme collective combinant socialisme, religion et sionisme.

On pouvait enfin voir Gaza et ses édifices, au loin, sur un fond de ciel bleu glorieux et sans nuages.

Gaza, là, tout près. À environ quatre kilomètres de la ligne de l'armistice de 1950, qui sépare la bande de Gaza d'Israël, dans le désert du Néguev.

À côté de nous, sur la butte, des journalistes de la télé. L'un d'eux portait son gilet pare-balles. Ce qui était aussi ridicule, vu la distance nous séparant de Gaza, qu'aller voir un match de hockey avec un casque et une visière...

Mais bon, sa maman va frissonner, j'en suis certain, quand elle verra les photos de son fils vêtu de son gilet pare-balles. Elle va sans doute les montrer à ses amies du club de bingo, fière comme pas une.

Sur la route, entre notre butte de terre et les champs prêts à être labourés, des véhicules militaires allaient et venaient, transportant des soldats israéliens.

De notre butte, on sentait l'air vibrer, en même temps que nous parvenait ce son, ce son quasiment feutré, pareil à celui d'un tiroir qu'on referme: Gaza pilonnée.

Boum.

Boum.

Boum.

Dans le ciel, le bourdonnement de deux hélicoptères flottant côte à côte. Dans le ciel, aussi, voguant silencieusement, ces drones qui permettent aux généraux d'observer le champ de bataille comme s'ils étaient des aigles...

C'est bizarre, non?

Mets-en, Jorn, mets-en.

J'ai tout de suite compris ce qu'il voulait dire. Bizarre qu'à cinq kilomètres de Gaza, la vie soit aussi calme; qu'à cinq kilomètres, ces combats féroces tuent des gens; qu'à cinq kilomètres, des enfants aient la chienne; qu'à cinq kilomètres d'une guerre qui fout le bordel bien au-delà de Gaza, la scène soit si sereine, avec ce soleil radieux, avec ces 18 degrés confortables, avec ces tourniquets d'arrosage géants qui irriguent paresseusement la terre, avec ces tracteurs John Deere - vert et jaune évidemment -, qui roulent, pépères, dans les champs, travaillant la terre malgré la guerre.

On a bien tenté de se faufiler, de piquer dans les champs par des chemins de traverse, question d'approcher un peu de Gaza. Impossible. L'armée a bouclé le secteur, chaque chemin de gravelle est gardé par de jeunes soldats.

J'imagine que parmi les soldats appelés sous les drapeaux, on confie la garde des entrées aux champs de framboises aux plus jeunes, aux plus frêles. Parce que je vous jure que certains des soldats rencontrés, n'eût été de leurs fusil d'assaut, ressemblaient plus à des animateurs de camps de vacances qu'à d'impitoyables guerriers d'une armée crainte de Damas à Téhéran.

Sur la butte, entre les gars de la télé et nous, trois juifs du kibboutz Sa'ad. Venus écornifler, avec une paire de jumelles montée sur un trépied. S'ils étaient excités par la petite colonne de fumée, au loin, ils ne l'ont pas montré.

Quand un flic est venu leur dire de foutre le camp, parce qu'ils n'étaient pas journalistes, les trois types de Sa'ad n'ont pas bronché. L'ont ignoré, tout simplement. Sont repartis quand ils ont décidé qu'ils avaient assez regardé Gaza, via les deux trous...

La guerre, quel excellent show, quand on peut la regarder bien tranquillement, avant d'aller planter des patates et semer des carottes dans les champs.